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REVUE PÉDAGOGIQUE

On répliqua : « Les Kabyles sont pauvres ; ils ont besoin de leurs enfants pour garder leurs troupeaux, ou même pour nourrir leurs familles. Beaucoup de très jeunes gens sont envoyés comme colporteurs en pays arabe et reviennent tous les ans avec un petit pécule. Comment iraient-ils à l’école ? » — « Ces sortes de calculs, répondis je, ont lieu même en France ; mais nous vous prouverons que c’est là de l’intérêt mal entendu… Ensuite ? » — « Ensuite, ceux d’entre nous qui seront exposés à des revendications n’ont aucune autorité sur leurs subordonnés. » — Je répondis : « Là n’est pas la question. Indépendamment de toute politique, dans l’intérêt de vos enfants et de vos compatriotes, voulez-vous, oui ou non, les écoles françaises ? Voici mon registre ; j’écrirai vos noms et vos réponses, sans qu’il en résulte rien de fâcheux pour vous si vous refusez ». — L’amin de Djemâa-Sahridj répondit : « Oui » ; celui d’Ichériden[1] répondit : « Non ». — Je me servis alors de cette formule : « Qui pense comme l’amin de Djemâa-Sahridj ? Qui pense comme l’amin d’Icheriden ? »

M. Masqueray recueillit ainsi, dans ce singulier plébiscite scolaire, 51 oui et 16 non, représentant les suffrages des amin de 67 villages. Si les chefs n’avaient pas montré la même unanimité que leurs subordonnés des kharouba, la manifestation restait encore imposante. D’autres réunions eurent lieu dans les régions les plus diverses de la Kabylie. La plus curieuse est celle qui se tint chez les belliqueux Ittouragh et Illiten, que la célèbre prophétesse Lalla-Fatma avait entraînés à la guerre sainte en 1837. C’était dans ce même village de Soumeur, dont elle avait fait un des foyers de l’insurrection, c’était près du frêne sous le feuillage duquel elle groupait ses auditeurs, que M. Masqueray convoqua les siens. Son succès fut encore plus grand qu’à Fort-National : l’approbation devint unanime quand l’orateur eut répondu à toutes les questions qui préoccupaient les montagnards :

« Est-il bien convenu, leur dit-il, que dans nos écoles ni les marabouts français, ni les marabouts musulmans n’auront d’autorité ? La religion restera en dehors de l’école. Chacun naît et meurt dans la religion de son père, et c’est Dieu seul qui distingue entre nous au jour du jugement. — Très bien ! Voilà une sage parole. Mais apprendrez-vous la langue arabe à nos enfants ? — Nous la leur

  1. Le lieu où fut livré le dernier combat de 1857, et où succomba l’indépendance kabyle. Il fut encore le théâtre d’une sanglante affaire dans l’insurrection de 1871. Chose singulière, ces deux combats eurent lieu le même jour des deux années : le 24 juin.