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REVUE PÉDAGOGIQUE

Nous étions assez nombreux. Bien peu d’entre nous vivaient dans leur famille. La plupart venaient des communes voisines, et trouvaient un grenier ou une chambrette dans quelque pauvre ménage, où ils prenaient aussi leur pension à très bon marché. Quelques paysans arrivaient tous les lundis avec un énorme pain de seigle, qui devait leur suffire jusqu’au samedi suivant. Ils le coupaient en tranches dans une écuelle, et la logeuse y jetait un peu de bouillon. Avec cela, ils achetaient un morceau de bouilli, ou quelque charcuterie avariée, quand ils étaient en fonds. J’en ai connu plusieurs qui n’avaient d’autre nourriture que cette soupe à midi et du pain sec le reste du temps. Vous pouvez croire que nous n’étions pas des freluquets.

J’avais trouvé à me caser chez madame Le Normand, qui tenait la pension des enfants de chœur, rue des Chanoines. J’avais là une chambrette sans feu, où mon lit, une chaise de paille et une petite table de bois blanc avaient bien de la peine à tenir. Je mangeais avec les six enfants de chœur, un abbé, qui les instruisait, et madame Le Normand, la veuve d’un notaire de campagne. Il était convenu que, quand l’abbé serait malade, ou appelé à l’évêché, ou occupé de ses examens au séminaire, je le remplacerais. Grâce à ces arrangements, je ne payais que 23 francs par mois tout compris, et comme on m’avait exempté de la rétribution scolaire, mon budget ne s’élevait pour l’année qu’à 250 francs. J’aurais eu grand besoin d’un supplément pour mon costume ; madame Le Normand avait toutes les peines du monde à le rapiécer, et ce qui ajoutait à mon malheur, c’est que je n’avais que quinze ans, et que je grandissais encore. Quant à l’argent de poche, je n’en sentais pas le besoin. Je ne crois pas qu’il me soit arrivé une seule fois de regretter de n’en pas avoir.

Mais si vous voulez savoir tous mes secrets, les 250 francs à trouver n’étaient pas une petite affaire. La somme n’était pas grosse ; mais je n’avais personne au monde qui pût songer à la payer. Heureusement pour moi, dans ce petit monde étrange, on avait l’habitude de faire donner des leçons aux commençants par les élèves des classes supérieures, Cela faisait vivre les grands et ne coûtait pas cher aux petits. Pour trois francs par mois, on donnait une leçon tous les jours, même le jeudi. Cela ne