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REVUE PÉDAGOGIQUE

le mal n’est pas une garantie qu’on ne le commettra pas. Qui l’ignore est exposé à un danger de plus, celui de le commettre sans le savoir, presque sans le vouloir. Tenir une femme dans l’ignorance, c’est la livrer à tous les sentiments, à tous les désirs qui naîtront en elle, sans qu’elle puisse choisir entre eux et reconnaître ceux dont elle doit se défendre ».

Cette thèse abstraite, comment le poète nous la rendra-t-il sensible, ainsi que l’exige de nature et d’essence l’art dramatique ?

Dans la seconde de ses pièces comme dans la première, Molière nous met sous les yeux un homme élevant selon ses vues la femme qu’il se destine. Arnolphe a beaucoup médit et ri du mariage et des maris ; l’âge pourtant est venu ; il a songé lui aussi à se marier ; mais pour se mettre à l’abri des accidents dont il s’est tant gaussé, il veut, non une femme d’esprit (celle-là emploierait tout son esprit à le tromper), mais une simple, une sotte ; il ne recule pas devant le mot. Il s’est de longue main préparé son sujet ; il a choisi à la campagne (ces citadins croient que la campagne est l’asile de toutes les vertus) une enfant à l’air doux et posé ; il s’est chargé du soin de l’élever, de pourvoir à son avenir ; il l’a placée dans un petit couvent ; l’endroit était bien choisi ; l’éducation, du moins telle que l’entendait Arnolphe, a été des mieux réussies ; lui-même le déclare.

Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et grande, je l’ai vue à ce point innocente
Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée ; et, comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l’ai mise à l’écart, comine il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle.

Il s’agit de convaincre Arnolphe que ses vues sont erronées, que son système est mauvais, — de le convaincre à ses dépens.

Notez qu’Arnolphe est bien supérieur à Sganarelle : il n’est ni grognon, ni grossier, ni ridicule, ni sot, ni méchant comme Sganarelle. Il a bonne façon, bonne tenue ; c’est un homme bien élevé ; il appartient à la meilleure bourgeoisie, celle qui confinait à la noblesse, il vient même de se glisser dans les rangs de