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LES PIÈCES PÉDAGOGIQUES DE MOLIÈRE

le personnage lui-même ; amour de Sganarelle pour Isabelle, violent, excessif, déraisonnable et déraisonnant ; amour de Valère pour cette même Isabelle, partagé par celle-ci, et chez l’un et l’autre ingénu, tendre, charmant : n’y-a-t-il pas là de quoi satisfaire le public français le plus exigeant ?

Mais voyons comment Molière a mis en œuvre ces éléments divers ? Là éclatent son merveilleux génie et surtout cet art incomparable de faire parler et vivre ses personnages. Considérez la première scène : elle est courte ; mais sous quelle vive impression elle nous laisse ! Elle nous présente simplement les deux frères, Ariste et Sganarelle ; elle ne dit rien encore de la divergence de leurs vues en éducation qui fait le fond de la pièce ; mais quand elle finit, comme déjà nous les connaissons ! comme ils sont déjà pour nous des personnes distinctes, opposées, marquées de traits que rien n’effacera plus ! Aussi Molière a-t-il appelé à son secours toutes les ressources de l’art dramatique. I a d’abord parlé à nos yeux. Ils sont là devant nous côte à côte sur la scène ; Ariste habillé comme ceux qui alors s’habillaient bien, sans recherche toutefois, ni prétention, en homme qui ne devance pas Ja mode, mais se contente de Ja suivre, avec la mise sérieuse et soignée qui sied à celui qui n’est plus jeune, mais qui encore se lient et se surveille ; Sganarelle vêtu comme l’étaient son père et son grand-père, avec la fraise surannée que portait Henri IV. Remarquez que ce contraste devait jusqu’en ses moindres détails être plus frappant pour les spectateurs du temps qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous. Et chez les deux personnages le reste est à l’avenant. Ariste parle bien, en bons termes, sur le ton posé et poli de l’homme du monde qui respecte les autres afin d’être respecté d’eux. Sganarelle a le parler brusque, le mot vif et vert de celui qui ne ménage rien.

Ariste estime qu’il faut vivre avec son temps, s’y accommoder, s’y plier. Sganarelle entend ne se gêner pour personne ; il est en rupture ouverte avec la société et ses usages. Aussi comme il reçoit son frère qui l’engage à s’habiller un peu plus au goût du jour ! Comme il se gausse de la mode, de ces chapeaux trop petits et de ces perruques trop amples, de ces pourpoints trop courts et de ces collets trop longs ! En tout temps la mode.