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davre. Et ce qui devait arriver arrive. Un soir, Aline se donne à celui qu’elle aime de toute sa jeunesse et de toute son âme ardente. Et voilà aussi, très savamment et très sobrement amené, le drame. Mme Robert, rentrant à l’improviste surprend les amants et, d’un coup de fusil, sans hésiter, abat le jeune homme. Ce faisant, elle reste dans la logique stricte d’un caractère buriné de main de maître. Bourgeoise à l’esprit étroit et au cœur sec, pour qui, seuls, comptent les succès de vanité et les apparences, esclave de la morale bourgeoise, elle ne pardonne point à sa fille, coupable d’avoir aimé hors de la norme, de s’être donnée, librement, à celui qu’elle aime et qu’elle considère, malgré la loi inique, comme son véritable époux, plutôt que d’avoir consenti au viol sénile, mais légal, à quoi elle la jetait. Cette conception bourgeoise de l’honneur féminin est un préjugé si fortement ancré qu’il faut savoir gré à Mme Réval de l’avoir osé attaquer en face. Si longtemps les plumitifs de bas étage… et autres Bourget ont empoisonné l’âme populaire de leurs conceptions anormales de la vie, si longtemps ils ont catalogué honte et tare indélébile pour la femme ce qu’ils mettaient à la louange du mâle, que la tâche sera rude aux écrivains sincères pour détruire cette monstruosité et ce non-sens.

Et voilà montrée l’autre face de cette œuvre si forte dans sa belle sincérité et sa libre audace : lutte ouverte contre les préjugés immoraux, l’ignorance méchante de ceux qui, selon l’admirable définition de Flaubert, « pensent bassement ». J’ai cité Flaubert. Nombre de pages de ce livre vigoureusement pensé et harmonieusement construit n’eussent point été reniées par lui, ne serait-ce que ce donnage, coutume locale charmante, et si poétiquement décrite, mais qui après le scandale récent, flagelle lâchement — comme tout ce qui vient de la foule anonyme et lâche — la malheureuse et tragique amante.

La fin du livre — peut-être l’eût-on voulue plus âpre — n’est point indigne du reste. Je n’en veux pour preuve que l’admirable page où Aline se confesse à celui qui l’aime et lui demande d’être sa femme, ce à quoi elle consent, parce qu’il faut, en définitive, que chacun vive sa vie, après que le jeune homme aura prouvé que lui au moins ne pense point bassement.

Beau livre en vérité, aux personnages d’un relief saisissant, d’une psychologie serrée, aux clairs paysages délicatement brossées, livre d’artiste éprise du coin de terre natal, d’une poésie savoureuse et féconde en enseignements, du passé de sa race, de son présent magnifique, de son avenir lumineux, livre viril par la satire vigoureuse et fouaillante des préjugés, des mesquineries, des routines et des monstruosités légales et sociales, et livre aussi où palpite, toute vive, l’âme d’une femme profondément sincère, de haute culture et de très noble talent, point indigne de ces œuvres magistrales que tout le monde a lues : Sévriennes, Lycée de Jeunes filles et Lycéennes, plus fouillé encore, plus vivant et plus haut que cette Notre-Dame-des-Ardents, premier essai de Mme Gabrielle Réval dans une voie où l’attendent les plus beaux succès, livre de charme et de grâce, de bonté et de tendresse, de haute raison et de pénétrante poésie, tout traversé d’air et de lumière et des bonnes senteurs de la terre heureuse, qui classe définitivement son auteur parmi les meilleurs de ce temps.

Louis Dumont

P.-S. — Je veux citer encore, avant de finir, L’Avenir de nos Filles[1] du même

  1. 1 vol, 3 fr. 50, chez Hatier. 33, quai des Grands Augustins, Paris.