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des premiers est constante, celle des secondes est variable. Les États socio-psychiques sont vivants. Le milieu social dans lequel les individus sont plongés n’agit pas seulement sur eux par le dehors ; il ne constitue pas un ensemble de conditions passives, il vit dans les individus, il se réalise dans chacun d’eux. Dans l’ordre économique comme dans l’ordre spirituel, l’individu n’est isolé que par abstraction. Il reçoit du groupe social auquel il appartient sa manière d’agir et sa façon de penser. La société est l’élément universel et primitif, l’individu le phénomène contingent et passager. Bref, pour parler comme Lazarus, l’esprit est l’œuvre commune de la société.

C’est dans la nation que réside l’esprit collectif ou objectif qui se manifeste dans chacun de nous. C’est donc de l’étude de la nation qu’il importe de partir. On ne considérera pas les sociétés comme une simple juxtaposition d’hommes, mais comme des êtres doués d’une vie spirituelle propre. De même que les histoires particulières ne seront plus des histoires d’États, mais des histoires de nations ; de même aussi l’histoire universelle ne sera plus l’histoire générale de l’humanité, mais l’histoire des actions réciproques que les nations exercent les unes sur les autres.

Est-ce à dire que l’historien n’aura plus à tenir compte des personnalités ? Non, sans doute, et c’est par là que son rôle diffère de celui du sociologue, préoccupé seulement de l’étude des faits sociaux. Il est trop évident qu’à côté de la psychologie des peuples, la psychologie individuelle conserve ses droits et que ce serait faire violence à l’histoire que de la réduire à n’être tout entière que le récit de l’œuvre collective et anonyme des nations. Certains individus dépassent toujours le niveau commun de leur époque, s’élèvent au-dessus de l’esprit public, sont actifs et créateurs. Du reste, même sur ces génies créateurs, on reconnaît l’influence de l’esprit collectif. « Une haute individualité est une synthèse d’idées universelles. Et, si elle s’impose et fournit comme un modèle idéal à la conscience nationale, c’est qu’elle répond aux secrètes aspirations de cette conscience et donne un corps à ses rêves. Si difficile qu’il soit de lui rendre avec précision ce qui lui appartient, l’esprit public vit assurément dans ce qu’il a de plus individuel, dans l’acte de génie[1]. » Il faut reconnaître, d’ailleurs, que l’homme de génie restera toujours en partie inexplicable. Il n’est saisissable que par un effort d’aperception. En ce qu’il a de singulier, il ne relève pas de la science : il représente dans l’histoire l’élément irréductible et inconnaissable.

  1. C. Bouglé, les Sciences sociales en Allemagne, p. 31.