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exactes, mais elle suppose nécessairement telle espèce de conception historique. L’historien est dominé à son insu par les idées religieuses, philosophiques, politiques qui circulent autour de lui, et il serait facile de montrer par exemple que l’Histoire universelle de Bossuet, le Siècle de Louis XIV de Voltaire, les œuvres de Guizot, d’Augustin Thierry, de Macaulay, de Droysen ou de Ranke, ne sont que des produits spécifiques de certains états de civilisation ou de culture nationale. Bref, on peut dater une conception historique comme on date, en histoire de l’art, les écoles et les styles.

Quelque différents qu’ils soient les uns des autres, les écrivains que je viens de nommer se ressemblent pourtant en un point essentiel. Ce qui attire invinciblement leur attention, c’est l’histoire politique. Qu’ils racontent les chutes des Empires, comme Bossuet, ou les conflits des partis comme Macaulay, ou les combinaisons de la diplomatie, comme Ranke, tous mettent également au premier plan l’histoire de l’État, c’est-à-dire d’un phénomène relativement artificiel et qui est bien loin de résumer en lui toute l’activité sociale. On comprend facilement, du reste, qu’il en soit ainsi. L’État, en effet, s’il n’est pas le plus puissant des liens qui réunissent les hommes, en est certainement le plus apparent et, si l’on peut dire, le plus extérieur. Par là même qu’il n’est pas naturel et spontané, que son maintien exige des efforts constants, que sa fragilité même le fait passer par des transformations perpétuelles, il sollicite nécessairement tout d’abord le regard de l’observateur. De plus, les idées philosophiques régnantes pendant la première moitié de ce siècle rendent compte très naturellement de la faveur exclusive dont jouit l’histoire politique. Elles portèrent des historiens à expliquer les événements par l’action des grands hommes et à ne considérer l’histoire que comme l’œuvre des forces morales ou intellectuelles.

Grâce au prestige de maîtres illustres, l’histoire politique a conservé jusque dans les dernières années, et conserve même encore en grande partie, une situation prépondérante. Cependant, depuis assez longtemps déjà, elle ne règne plus sans partage. Il n’est plus possible, en présence des résultats acquis par les sciences sociales, de réduire l’histoire à n’être que l’histoire de l’État et de ne pas y faire place, à côté des facteurs individuels et conscients, aux facteurs collectifs et inconscients[1]. Des idées nouvelles s’emparèrent peu à peu des esprits. Des sociologues cherchèrent, sans y parvenir, à faire de l’histoire une

  1. K. Breysig, Ueber Entwickelungsgeschichte, dans la Deutsche Zeitschrift für Geschichtwissenschaft, Monatsblätter, sept.-nov. 1896, p. 167.