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qu’on ne doit pas aller au delà du simple inventaire des résultats fournis par l’érudition, malgré tout, la tendance invincible qui pousse l’homme à s’intéresser à son passé sera la plus forte, et, à côté des purs critiques et des purs antiquaires, il y aura toujours des historiens. Il y en a toujours eu d’ailleurs, et chacun sait que, si la critique est relativement récente, l’histoire, au contraire, est fort ancienne, presque aussi ancienne que la poésie. Comme celle-ci, en effet, elle répond à un besoin de notre nature. L’intérêt qu’elle excite n’est pas, comme celui des sciences, exclusivement intellectuel. La position de l’historien devant son sujet est très différente de celle de l’astronome, du physicien ou du chimiste devant le leur. Physicien, chimiste, astronome, étudient des séries de phénomènes étrangers à la société ; rien ne les trouble dans leurs recherches et, quelque passion qu’ils y mettent, leur regard reste toujours calme et froid. Le point de vue auquel ils se placent est déterminé par l’état même du développement de la science au moment où ils s’y placent : chacun part des résultats acquis par ses devanciers et les enrichit de nouvelles découvertes.

Combien il en est autrement de l’historien ! Au lieu de se trouver en dehors de la société, son sujet est la société elle-même. Il doit comprendre et raconter des événements dont les facteurs sont des hommes comme lui, des peuples comme celui auquel il appartient. Si impartial qu’il s’efforce d’être, si détaché qu’il se trouve des passions religieuses, politiques ou nationales de ses contemporains, qui ne voit pourtant que l’objectivité complète lui est interdite ? Quoi qu’il fasse, en effet, l’esprit public de son temps réagit sur lui. Si forte que soit son individualité, il ne peut échapper au milieu social qui l’entoure. Dans son œuvre s’exprime nécessairement son époque. Sa manière d’envisager le passé lui est imposée par son temps. Le point de vue auquel il se place n’est pas déterminé, comme dans les sciences, par l’état du développement des connaissances, mais par l’état de civilisation du public auquel il s’adresse et auquel il appartient lui-même. Aussi, tandis que le progrès des sciences est continu, l’histoire obéit à une sorte de loi de recommencement perpétuel[1]. Chaque époque ne refait pas les mathématiques, la physique ou la chimie, mais chaque époque refait l’histoire, la transpose, en quelque sorte, dans un ton qui lui soit approprié. Une phase sociale déterminée ne suppose pas nécessairement tel degré de développement des sciences

  1. Je ne parle naturellement pas ici de l’érudition, dont les progrès sont aussi continus que ceux des sciences.