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femme ou de la duchesse de Somerset, lequel fut le plus avide et montra plus de duplicité, c’est un point qu’il est vraiment trop délicat de trancher. Combien il est moins malaisé d’opposer à leur conduite envers Jean d’Angoulême la belle loyauté du bâtard d’Orléans vis-à-vis de Suffolk ! La générosité chevaleresque du compagnon de Jeanne d’Arc ne fait que mieux ressortir la voracité de la mère ou de la veuve de Somerset. Suffolk est le seul personnage sympathique du côté des Anglais.

Un autre enseignement se dégage de l’histoire que nous venons de retracer. Les vicissitudes de la guerre de Cent ans avaient changé les champs de bataille en un véritable terrain commercial où des hommes armés poursuivaient autant leur intérêt que leur gloire. On cherchait moins à se tuer qu’à se prendre. C’était une fortune qu’un prisonnier de qualité pour qui le détenait. Chacun avait là un moyen certain de s’enrichir. Peu de gens, semble-t-il, purent y réussir avec plus de bonheur et moins de remords que Clarence et les siens.

Enfin, nous l’avons vu, si Dunois et Suffolk ne s’étaient institués ses sauveurs, Jean d’Angoulême, prisonnier jusqu’à la fin de ses jours, aurait peut-être été l’éternelle pâture de l’insatiable famille qui le détenait. Le duc d’Orléans, pour l’arracher à elle, n’aurait pas suffi. Le tuteur du comte était par tempérament plus sentimental que pratique ; il était plus tenté de rêves que d’actions. À plus forte raison ne savait-il point se préciser un but et y parvenir par des voies directes. Inexpérimenté en 1412, peu clairvoyant ensuite, malheureux jusqu’en 1440, il n’a jamais su conformer sa conduite à ses désirs.

Jean d’Angoulême paraît avoir eu plus de netteté dans les vues, plus de fermeté dans la volonté. Mais trente-deux ans de captivité, ce fut assez et trop pour briser irrévocablement sa vie ; il aurait pu donner en politique des marques de sa valeur s’il n’avait pas été plus empêché d’agir et plus longtemps qu’il ne fut empêché de penser. La prison, dont il sortait à quarante-cinq ans, après y être entré à douze, avait décidé de sa destinée en façonnant son caractère. Son âme garda jusqu’à la fin le pli que les circonstances trop fortes lui avaient donné et qu’avait aidé à creuser l’inclination instinctive de sa nature. Libre en France, Jean continua donc à goûter, comme jadis en Angleterre, le charme de se retirer en soi. La piété, la vertu, les lettres lui furent un asile encore. Comment se serait-il séparé de tout ce qui l’avait consolé dans les amertumes de l’exil ?


Gustave Dupont-Ferrier.