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l’homme de corps, du prebendarius, au censualis ou au fiscalinus, il y a une infinité de nuances. Les uns appartiennent à un maître, leur personne est une propriété privée, tandis que d’autres n’ont subi qu’une sorte de capitis deminutio et continuent à relever des anciens fonctionnaires publics, devenus seigneurs féodaux.

Ici, le droit domanial régit les petites propriétés et les petits propriétaires qui sont venus se parquer dans les cadres du grand domaine. Là, les hommes sont soumis aux justices d’un comte ou d’un avoué. Quelles que soient les précautions que prenne encore la langue officielle pour cacher la réalité, en fait, les droits régaliens sont devenus des droits privés, et l’impôt, sous toutes ses formes, n’apparaît plus aux hommes de ce temps-là que comme une rente héréditaire pour celui qui le perçoit, et que comme une exaction pour celui qui le paye[1].

Bref, sous la diversité des détails dans la condition des personnes et sous la différence d’origine dans les pouvoirs dont elles relèvent, le grand fait qui, depuis le ixe siècle, se dégage de plus en plus nettement, c’est la disparition de la liberté dans la population rurale.

L’Europe semble être organisée en castes : clercs, nobles et paysans, les deux premières libres, la troisième servile[2]. Il n’y a plus ni commerce, ni industrie. Il n’existe plus de circulation ni des hommes, ni des choses : tout est seigneurial, tout est local, tout est immobile. Les routes ne sont plus entretenues, les ponts tombent en ruines. Au xe siècle, dans les environs de Paris, ils sont si délabrés qu’on n’ose s’y risquer à cheval[3]. L’ancienne administration romaine, vivante encore aux débuts de l’époque franque, ne remplit plus son office : elle n’est plus qu’un ensemble de revenus appartenant en propre aux féodaux et aux immunistes.

Dans ces conditions, toute vie urbaine disparaît[4]. Le vide se fait dans les murailles des cités. Les champs gagnent de proche en proche

  1. Waitz, op. cit., VIII, p. 229, n. 1, cite un texte qui prouve clairement qu’au xie siècle les mots impôt et exaction sont devenus synonymes : ob multiplices rei publicae exactiones, totiens totiensque erat coactus.
  2. Gesta episcoporum Cameracensium, III, 52 : Genus humanum ab initio trifariam divisum esse monstravit, in oratoribus, agricultoribus, pugnatoribus ; horumque singulos alterutrum dextra laevaque foveri evidens documentum dedit, etc. — Add. le poème d’Adalbéron cité par M. Luchaire, les Communes françaises, p. 17.
  3. Richer, Hist., IV, 50.
  4. Sur l’état des villes romaines pendant les premiers siècles du moyen âge, voyez le chapitre très vivant et très documenté de M. Flach, les Origines de l’ancienne France, II, 243 et suiv., et l’ouvrage tout récent de S. Rietschel, Die Civitas auf deutschem Boden bis zum Ausgang der Karolingerzeit. Leipzig, 1894.