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le terrain juridique pour se placer sur celui de l’histoire sociale[1]. Peu de livres sont aussi touffus, aussi compliqués et d’une lecture aussi difficile que le sien. Et pourtant on y trouve à un degré éminent les rares qualités qui ont fait de Nitzsch un des maîtres les plus regrettés de la science historique allemande. Personne, peut-être, n’a eu plus que lui le don de saisir, dans leur infinie complexité, les phénomènes sociaux. Il ne faut lui demander ni la simplicité, ni la clarté. Mais l’obscurité ne provient pas, chez lui, d’une compréhension incomplète du sujet. Elle résulte de la méthode même. Nitzsch semble craindre qu’un dessin trop net ne puisse rendre dans toute leur variété, dans leur évolution incessante, les mille phénomènes sous lesquels il s’applique, avec une sorte d’angoisse, à découvrir les forces cachées de la vie nationale. Aussi est-il impossible d’analyser en quelques lignes une œuvre historique telle que Ministerialität und Bürgerthum. Il faudra se borner à en indiquer sommairement les positions principales.

Pour Nitzsch, l’élément organisateur par excellence dans la société allemande du haut moyen âge est le grand domaine. Sur le grand domaine habite une population formée d’hommes de conditions juridiques différentes, mais présentant tous, comme caractère commun, un degré plus ou moins accentué de non-liberté. Cette population est administrée par des ministeriales[2] seigneuriaux dont les attributions se sont particulièrement développées dans les grands domaines épiscopaux. Répartis en divers groupes, appliqués à divers services, les ministeriales, les uns militaires (milites), les autres pourvus de fonctions administratives (officiales), forment tous, avec le clergé, le conseil de l’évêque. Les empereurs, dont les évêques sont les plus fidèles soutiens, se gardent bien de porter atteinte à cette organisation. Au contraire, quand l’établissement de marchés sous les murailles des cités épiscopales y attire toute une population de censuales vivant de commerce et d’industrie, c’est aux évêques et partant à leurs ministeriales qu’ils laissent le juditium de negociationibus. Mais, dans la classe des ministeriales, la différence des intérêts et des fonctions amène peu à peu une scission. Milites et officiales se séparent à la longue les uns des autres : les premiers en arrivent à former une classe exclusivement guer-

  1. Cela explique l’influence que ses idées ont exercée sur les travaux des économistes, par exemple sur ceux de Schmoller, de Stieda, etc.
  2. Je suis forcé d’employer ici, faute de mieux, un mot latin, la science française n’ayant pas encore jusqu’aujourd’hui abordé l’étude des ministeriales, — qui cependant ont existé en France comme en Allemagne, — ni par conséquent introduit un terme technique servant à les désigner.