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composés dans la prison de Limbourg[1]. Mais Canaye est plus curieux qu’irrité par ce qu’il appelle les delicatezze turchesche. Il parle bien de la crudeltà turchesca ; il s’étonne de voir les femmes enfermées au sérail et les bêtes fauves en liberté, mais il est loin de croire que « le gouvernement politique » des Turcs « n’a que le nom, » et qu’ils ne rêvèrent que « la trahison, l’impiété, l’injustice et la cruauté. » Il vante au contraire leur façon de rendre la justice : « Avant que le vizir écoute personne, on observe cette sainte et bonne coutume : il vient un prêtre [un prêtre ! et La Noue disait que chez eux le gouvernement ecclésiastique était « nul » !] qui, après quelques prières, lui rappelle qu’il doit faire justice, lui représentant le jugement de Dieu, lequel le jugera suivant qu’il aura jugé autrui. » Enfin Canaye accompagne chez le Grand Turc un ambassadeur du roi Très Chrétien, et pas une fois il ne songe à se scandaliser des négociations qui s’engagent sous ses yeux.

On reconnaîtra, nous l’espérons, que Du Fresne ne fit que « recueillir et mettre en lumière, » comme dit le titre des Discours, les « brouilleries » que La Noue lui avait confiées. Il nous reste à prouver que La Noue n’avait eu besoin d’aucune aide pour leur donner la forme sous laquelle ils nous sont parvenus.

Remarquons d’abord que le XXVIe Discours, les Observations sur les troubles, tout rempli de souvenirs personnels et d’une allure si originale, n’a pu sortir que de la plume de La Noue[2]. Or, je mets au défi les « philologues » de l’avenir de démêler la moindre différence entre le style de ce discours et celui des précédents. Même dans ces vingt-cinq autres, la fréquence des tournures personnelles : « J’ay vu, j’ay ouy dire, j’ay souvenance, etc. » rend l’hypothèse du remaniement des moins soutenables.

Pour les lettres authentiques, il est certain qu’elles sont écrites avec moins de soin que les Discours. Doit-on s’en étonner ? Ces lettres, — c’est un de leurs mérites, — ne sont pas des épîtres, mais bien de vraies lettres, dans lesquelles La Noue s’entretient familièrement avec ses amis ou avec ses supérieurs de ses affaires ou de celles de l’État. Il n’a pas eu, pour les « polir et limer, » les longs loisirs de cinq ans de captivité. Mais là s’arrête la différence avec les Discours, et les ressemblances frappent quiconque a fréquenté La Noue.

  1. Il pourrait bien lui avoir pris la description de Philippopoli : « È posta in sito belliss. et vaghiss., sopra quatro montagnette in mezzo d’una larghiss. campagna alla riva del Hebro…, » « … est assise en pays très fertile, sur bonne montagnette, au pied de laquelle passe une petite rivière peu gueyable. »
  2. Est-ce un « correcteur » qui aurait appelé Orléans « l’estape des plus joyeux vins de France » ? qui aurait écrit la belle page sur Coligny ? etc.