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voudrais dissiper un malentendu possible : j’ai parlé de ce que, à mon sens, il y avait à faire au point de vue des exercices pratiques de Mathématiques, mais je n’ai pas dit qu’il fallait supprimer l’enseignement théorique des Mathématiques ; je pense, au contraire, qu’on peut le conserver tel qu’il existe (à peu de chose près) ; mais cet enseignement théorique ne sera que mieux compris s’il est accompagné d’exercices pratiques, tels que nous avons essayé de les définir.

S’agit-il donc d’une augmentation du nombre d’heures consacrées aux Mathématiques ? Nullement ; on gagnera largement le temps consacré aux exercices pratiques, car les élèves comprendront plus vite la théorie. Tout au plus, si l’on se décide à créer un véritable enseignement du travail manuel, faudra-t-il y consacrer quelques heures supplémentaires ; mais ce ne seront pas des heures de travail pour le cerveau ; le maniement de la lime ou du rabot pourrait remplacer certains exercices de gymnastique.

Cela étant bien entendu, il semble que la valeur éducative de l’enseignement mathématique ne pourra qu’être augmentée si la théorie y est, le plus souvent possible, mêlée à la pratique. L’élève comprendra qu’il est sans doute excellent de bien raisonner, mais qu’un raisonnement juste ne conduit à des résultats exacts que si le point de départ est lui-même exact ; qu’il faut, par suite, ne pas croire aveuglément à tout raisonnement, à toute démonstration d’apparence scientifique, mais se dire toujours que la conclusion n’a de valeur qu’autant que les données ont été scrupuleusement vérifiées par l’expérience. C’est la meilleure éducation que nous pouvons souhaiter donner à nos élèves. Quand ils auront bien compris à la fois la puissance indéfinie du raisonnement abstrait et son incapacité absolue à créer de toutes pièces une vérité pratique, ils seront mieux armés pour la vie.

Cette orientation nouvelle de l’enseignement des Mathématiques dans nos lycées et collèges, dont nous venons d’esquisser les grandes lignes, exercerait la plus heureuse influence sur les idées philosophiques de la classe instruite, idées qui dirigent en réalité l’évolution du pays. On va trouver peut-être que j’exagère vraiment trop l’importance de mon sujet et qu’il est absolument disproportionné de vouloir faire dépendre la vie d’une nation d’un calcul numérique ou d’un dessin au trait. Je voudrais ne pas donner lieu au reproche d’exagération ; cependant, s’il est vrai que c’est le rayonnement de la pensée grecque qui a assuré la prédominance de notre race sur le Globe et si, aux débuts de ce développement de la Grèce, une influence prédominante a été exercée par les philosophes géomètres, depuis Thalès de Milet jusqu’à Platon, on pensera sans doute qu’on ne saurait exagérer l’importance de la valeur des Mathématiques dans l’éducation de l’humanité[1].

Mais, si les Grecs ont été nos premiers éducateurs, si nous leur devons une reconnaissance éternelle pour avoir, les premiers, proclamé les droits de la raison humaine et compris que le monde n’est pas gouverné par les Dieux ni par le hasard, nous savons aussi qu’ils ne se sont pas toujours exactement rendu compte des limites imposées à la raison par l’expérience, au possible par le réel. Dans le premier essor de son affranchissement, la raison a cru pouvoir, à elle seule, construire a priori le Monde, et de là sont nés les systèmes idéalistes où des esprits supérieurs, depuis Platon jusqu’à Hegel, ont montré à quelles aberrations peut aboutir l’intelligence humaine lorsqu’elle veut planer au-dessus et en dehors des réalités[2].

On reproche, d’ailleurs, souvent aux mathématiciens ces tendances idéalistes ; c’est une opinion très courante (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit toujours justifiée) que les ingénieurs trop forts en Mathématiques s’absorbent dans la théorie aux dépens de la pratique ; d’autre part, il y a certainement, parmi les mathématiciens, une plus grande proportion de mystiques que parmi les naturalistes, par exemple.

Ne doit-on pas chercher la cause de tous ces faits dans la séparation trop grande entre la théorie et la pratique ; le mathématicien qui s’absorbe dans son rêve est un peu dans la situation de l’élève pour qui les francs des problèmes ne sont pas des francs réels, servant à acheter des objets ; il vit dans un monde à part, construction de son esprit, en ayant le sentiment que ce monde n’a souvent aucun rapport avec le monde réel.

Il se produit alors le plus souvent l’une des deux éventualités suivantes : ou bien le mathématicien construit a priori un monde réel, adéquat à son monde d’idées ; il aboutit alors à un système métaphysique ne reposant sur rien ; ou bien il établit une démarcation absolue entre sa vie théorique et sa vie pratique, et sa science ne lui sert de rien pour comprendre le monde ; il accepte, sans pres-

  1. Voir le très intéressant livre de M. Gaston Milhaud : Les philosophes géomètres de la Grèce. Platon et ses prédécesseurs. Paris, Alcan, 1900.
  2. Puisque j’ai été amené à parler des Grecs, je demande la permission d’ouvrir une parenthèse. Depuis qu’il existe des Français, il n’est guère arrivé qu’un français ait appris le grec sans avoir appris d’abord le latin ; on sait pour quelles raisons historiques. Est-il nécessaire qu’il en soit toujours ainsi ; et ne pourrait-on examiner sérieusement, sans arrière-pensée traditionnelle, s’il ne serait pas possible de regarder ces deux langues mortes comme équivalentes, dans notre enseignement, comme le sont l’anglais et l’allemand. En d’autres termes, ne pourrait-il pas y avoir des sections grec-sciences ou grec-langues vivantes ?