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La basilique de Saint-Julien-le-Pauvre doit être décidément renversée. Les constructions nouvelles non terminées encore, et qui l’encadrent, exigent, à ce qu’on dit, la démolition du vieil édifice. Saint-Julien n’est pas dans l’axe des nouvelles bâtisses, et la régularité veut ou qu’on le rase ou qu’on le range dans l’alignement. Raser un édifice parce qu’il contrarie la symétrie, ce serait admettre en principe qu’on pourrait, un jour ou l’autre, renverser soit le Louvre, soit les Tuileries, parce que les Tuileries ne sont pas dans l’axe da Louvre, et que le Louvre est de biais sur les Tuileries. D’ailleurs, cette absence de symétrie a été faite par les bâtisses qui s’achèvent, et l’on ne doit pas être admis à renverser un monument pour un vice de régularité dont on est soi-même l’auteur. Il était facile d’ordonner les maçonneries nouvelles sur la disposition de Saint-Julien, et parce qu’on s’est trompé en faisant un mauvais projet, Sain Julien, qui est innocent de la faute, ne doit pas en être responsable. Si quelque chose devait être démoli, ce serait la bâtisse qu’on vient d’élever, et non pas un monument historique. Mais malgré l’erreur qu’on a commise, tout peut rester en place : Saint-Julien se présentera sur angles au lieu de s’offrir sur côtés, voilà tout, et c’est un petit malheur. On avait pensé à redresser Saint-Julien en déposant les pierres avec soin, pour les replacer ensuite dans une réédification de l’église d’après le nouvel alignement ; mais on n’a pas songé qu’un vieux monument est comme un vieux cadavre, et qu’il tombe en poussière lorsqu’on y touche. De plus, si l’on s’endormait sur cette espérance de réédification, on se réveillerait après la ruine complète de Saint-Julien, comme on l’a fait après celle de la tourelle Saint- Victor. On avait promis aussi de la déposer, cette tourelle, et de la reporter ailleurs, à quelques pas plus loin ; une fois démolie, on en a dispersé les pierres, on les a équarries à neuf, et avec elles on a élevé des maisons nouvelles. Saint-Julien démoli se relèverait assurément café, hôtel garni ou boutique d’épicier.

J’admets qu’on puisse et qu’on veuille rebâtir Saint-Julien, en lui faisant effectuer l’évolution qu’on propose ; alors l’abside serait au midi et le portail au nord. Mais nos églises doivent avoir leur sanctuaire à l’orient ; il faut qu’à la messe qui se dit le matin le lever-Dieu se rencontre, après la consécration de l’hostie, avec le lever du soleil. L’église, sous un rapport, est un dogme bâti ; on ferait de l’hérésie archéologique et l’on détruirait le symbolisme, en mettant an sud ce qui doit être à l’orient. On ne peut ni on ne doit faire virer de bord un monument comme un vaisseau à voiles. II faut que Saint-Julien reste, et reste où il est. On dit que M. le préfet de la Seine a du goût pour les vieux monuments : il ne signera donc jamais la démolition de Saint-Julien-le-Pauvre. Une autre église, celle de Saint-Martin-des-Champs, au Conservatoire des Arts et Métiers, est menacée, non pas d’une destruction, mais d’une mutilation. La nef est une des plus hardies constructions qui soient à Paris, et il s’agit de la couper en hauteur, en largeur et en longueur, pour y pratiquer des salles propres à l’étude du dessin. De cette nef on ferait une assez grande quantité de chambres, et, par un mur, on la séparerait de l’abside. La nef, ainsi coupée et refendue, ressemblerait à un vaisseau à trois ponts et à nombreuses cabines ; l’abside, ainsi isolée, serait une chambre noire, un puits, un vrai trou à charbon. Qu’un particulier en agisse ainsi, pour tirer parti d’un énorme bâtiment inutile, cela se conçoit ; mais que le gouvernement, qui met le plus haut prix et le plus louable zèle à conserver les monuments, qui a fondé des comités et des commissions pour étudier et protéger les édifices historiques ; que le gouvernement, qui, du reste, a besoin de cette nef et de cette abside telles qu’elles se comportent, ait songé à les dénaturer, à les déshonorer, à les mutiler, cela ne peut pas être. D’ailleurs, le Comité des arts, dans le sixième numéro de son bulletin, a fait justice de cette désastreuse idée, et M. le ministre des travaux publics ne signera certainement pas l’arrêté qui dégraderait ainsi l’église de Saint-Martin, le plus curieux monument de Paris, sous le rapport archéologique, et qui en est l’un des plus anciens.

On se propose de ruiner l’ancien couvent des Bernardins pour y établir une caserne de garde municipale. Or, dans ce couvent existe une grande salle qui a trois fois l’étendue du beau réfectoire de Saint-Martin-des-Champs ; moins belle et plus basse, elle est plus sévère encore que la salle de Saint Martin. Elle est divisée en trois nefs égales par une double rangée de colonnes. Au-dessous s’étendent des caves qui suivent le plan des constructions supérieures, qui en ont les dimensions et sont de même partagées en trois berceaux. Au-dessus règne le dortoir, couronné d’une charpente solide et intacte, et qui peut, comme celle de nos cathédrales, s’appeler la forêt. Les caves sont voûtées en pierre et à plein cintre ; le réfectoire l’est en pierre aussi, mais en ogive, avec arêtes et nervures qui retombent sur des colonnes ou des consoles sculptées. Il n’y a point à Paris d’autre monument de cette nature ; il est beau en soi et unique en son genre. Il n’y aurait pas de blâme assez fort pour réprouver la destruction d’un édifice qui appartient à la ville de Paris, et qu’il est facile d’approprier à un usage qui le laisserait debout. On va raser le couvent des Célestins, près de l’Arsenal, pour y bâtir une caserne de cavalerie. De ce couvent subsiste encore la chapelle, petit édifice du XIVe siècle, d’une grande délicatesse, couvert autrefois de peintures à fresque qui percent encore, çà et là, sous les couches du badigeon. Serait-il donc impossible de laisser debout cet intéressant débris et d’en faire un magasin à fourrages ou même une écurie, puisqu’enfin on est réduit à de tels expédients pour obtenir le salut des monuments gothiques ? M. le ministre de la guerre a recommandé à MM. les officiers du génie la conservation des monuments historiques ; il ne voudra pas renverser cette chapelle des Célestins, qui ne peut contrarier sérieusement les constructions de la caserne.

Il est probable qu’au moment où j’écris ces lignes, les démolisseurs sont à l’œuvre dans l’hôtel de La Trémouille (1). Ainsi, la ville de Paris, qui avait besoin de cet hôtel pour y établir la mairie du 4e arrondissement, qui avait là, et à bon marché, un très-beau monument, an monument historique, un immeuble d’une grande valeur, un emplacement au centre du quartier, un bâtiment commode, vaste, où Ions les services auraient pu être réunis ; la ville de Paris n’en a pas voulu et a préféré la mairie du Chevalier-du-Guet, sale, ignoble, incommode, étroite, insuffisante, à l’extrémité de l’arrondissement, et qui ne peut être que provisoire. Le propriétaire abat son vieil hôtel pour y ouvrir des magasins de toiles. Il est vrai que M. le préfet de la Seine avait ordonné à un architecte de dessiner l’hôtel de La Trémouille et de retenir les pierres sculptées qui proviendraient de la démolition ; mais, lorsqu’on a voulu se mettre au travail, l’argent a été refusé pour faire les dessins et acheter les pierres. Un Anglais, nous devrions en rougir, a dessiné l’ensemble et tous les détails de l’hôtel (2), et un autre Anglais va conclure un marché pour avoir les pierres de la tourelle, de l’escalier, des balustrades et de la grande porte d’entrée. L’hôtel de la Trémouille nous sera donc enlevé pour passer chez les Anglais en nature et en dessin. Il était facile, dans celle grave circonstance, d’appliquer In loi de l’expropriation forcée pour cause d’intérêt public ; les explications officielles fournies à la Chambre des Pairs, le 21 mai dernier, en donnaient l’autorisation ; on l’avait proposé, et on n’en a rien fait. La Commission des monuments historiques ne peut pas, sans agir, sans parler, sans protester, laisser démolir un monument qui n’a pour rivaux et pour contemporains que l’hôtel de Sens et celui de Cluny.

(1) Ce beau monument vient effectivement d’être abattu ; mais le propriétaire a fait don de la tourelle à l’administration, qui a dû la faire enlever à ses frais, pour être déposée probablement au Palais des Beaux-Arts. (Note du D.) (2) M. Longueville Joues, collaborateur de la Revue de l’Architecture, auteur d’un beau travail sur les anciens châteaux du pays de Galles et de plusieurs Mémoires archéologiques d’un grand intérêt. (N. du D.)