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M. Alexandre Humboldt, dans son ouvrage sur les monuments des peuples indigènes de l’Amérique du Sud, parle d’un pont suspendu établi sur la rivière de Chambo au Pérou. Ce pont a 120 pieds de long sur 7 pieds 1/2 de large environ ; les câbles, qui sont formés par des parties fibreuses des racines de l’Agave américana, ont 3 à 1 pouces de diamètre. Des bambous, posés perpendiculairement aux câbles, forment le plancher de ce pont.

On emploie également dans l’Amérique du Sud, pour franchir les vallons et les torrents, un procédé connu sous le nom de tarabita : deux câbles, dont les pentes sont en sens contraire, traversent l’espace à franchir. Lorsqu’on veut passer d’une rive à l’autre, on se place dans un hamac suspendu au câble incliné vers l’autre bord ; alors une légère impulsion détermine le mouvement de la nacelle vers la rive opposée. Les quadrupèdes peuvent aussi y passer au moyen de ce procédé ; seulement on remplace le hamac par des lanières en peau qui passent sous le ventre de ces animaux.

Tuner, dans la relation de son ambassade au Thibet, parle de plusieurs ponts de cordes semblables à ceux d’Amérique. Le même voyageur parle également de ponts suspendus dont les cordes ont été remplacées par des chaînes en fer. L’Histoire générale des Voyages fait mention d’un pont de ce genre, connu dans le pays sous le nom de pont de fer, construit à Quay-Cheu par un ancien général chinois.

Tuner parle aussi d’un pont nommé Selo-Cha-Zum : deux chaînes en fer, parallèles, distantes de quatre pieds, passent sur deux piliers en pierre élevés sur chaque rive. Des planches longitudinales suspendues à ces chaînes au moyen de liens, forment le plancher, qui n’a que 8 pieds de large sur 54 pieds de long environ.

L’Asie était donc assez avancée, non pas sous le rapport des détails de construction, mais seulement quant aux principes des ponts suspendus actuels. L’Europe ne comptait que quelques petits ponts en chaînes de fer employés au service des mines ; et cependant, un nommé Faustus Varantius avait publié un ouvrage dans lequel il donnait le projet d’un pont suspendu en cordes, dont le plancher était horizontal. C’était un pont mobile, que l’auteur destinait spécialement au service des armées. Quant au principe, il ressemblait au pont de Selo-Cha-Zum ; mais à cause de ses détails de construction mieux étudiés, il lui était infiniment supérieur, et, chose bizarre, mais qui malheureusement se renouvelle pour d’autres découvertes, ce livre de Faustus, qui était écrit en latin, en italien, en français, en espagnol et en allemand, ne trouva pas d’écho en Europe, où il resta oublié, tandis que l’Amérique, où les sciences et les arts étaient peu cultivés, et qui était encore à ses premiers ponts de cordes, donna le premier exemple, en grand, des ponts suspendus en chaînes et à plancher horizontal.

Ce fut en 1796 qu’un habitant des États-Unis de l’Amérique, M. James Finley, construisit sur le Jacob’s Creek, au passage de la grande route d’Union Town à Geenburgh, un pont suspendu de 64 pieds d’ouverture ; et 24 ans après cette construction, pour laquelle l’auteur obtint une patente, l’Amérique comptait déjà un grand nombre de monuments de ce genre, puisqu’un ouvrage publié en 1820 par M. Cordier (Histoire de la Navigation intérieure), faisait déjà mention de 40 ponts suspendus qui y auraient été établis.

Puis vint l’Angleterre, toujours la première à accueillir et à féconder les grandes idées qui peuvent faire prospérer son industrie. Un de ses ingénieurs, M. Telford, proposa en 1814 le projet d’un pont suspendu à chaînes, et à plancher horizontal. Le pont se composait de 3 arches ; l’arche du milieu avait 560 pieds d’ouverture ; les deux autres, plus petites, avaient chacune environ 250 pieds. Le plancher du pont était élevé de 100 pieds au-dessus des plus grandes eaux Peu de temps après ce projet, l’Angleterre compta un grand nombre de ponts suspendus, parmi lesquels on remarque le pont construit sur la Tweed en 1820. Sur les côtes de l’Angleterre s’élevaient aussi plusieurs embarcadères suspendus, destinés au chargement des vaisseaux qui ne pouvaient approcher la terre à cause des hauts fonds. Enfin vint la France ! la France qui avait repoussé l’Américain Fulton qui lui apportait les bateaux à vapeur ; la France qui avait forcé Lebon, un de ses enfants, à porter en Angleterre son invention de l’éclairage au gaz ; la France qui ne prend part aux découvertes industrielles qu’après tous ses voisins. Alors seulement la France accepta, en tremblant, le système des ponts suspendus ; je dis en tremblant, car quand l’ingénieur qu’elle avait choisi elle-même en 1821 pour aller les étudier en Angleterre, celui à qui l’on doit le plus savant traité sur la théorie des ponts suspendus, M. Navier ; lors, dis-je, que ce célèbre ingénieur voulut construire le pont des Invalides, qui, achevé comme il avait été conçu, eût été un monument digne de la capitale, on profita de quelques retards causés par de légères avaries pour l’abandonner.

Cet accident malheureux pour la France, puisqu’il fut cause de la mort prématurée d’un de ses plus savants ingénieurs, ne découragea point cependant les constructeurs.

MM. Séguin frères, auxquels nous devons les premiers ponts suspendus établis en France, élevèrent en peu de temps, et avec peu de dépenses, les fameux ponts du Rhône dont les câbles sont en fil de fer.

Peu de temps après, la France compta un grand nombre de constructions du même genre.

Le pont représenté Fig. 10 porte le nom de son inventeur, M. Poyet, architecte. Malheureusement, les grandes constructions établies en Angleterre d’après ce principe ont donné de mauvais résultats ; elles sont abandonnées aujourd’hui. Ce système est réservé pour les moyennes ouvertures.

M. Curtis a appliqué les tiges inclinées à un système de pont auquel il donne le nom de pont inflexible (Voy. Fig. 20). Nous pensons que cette dénomination n’est pas rigoureusement exacte ; car, dans ce pont, chaque poutre transversale étant soutenue par deux tiges inclinées de longueurs inégales, il en résulte que dans les allongements des tiges produits par les variations de la température ou la surcharge, les mouvements du pont se font inégalement et en dehors de la verticale. C’est pourquoi nous pensons que ces ponts doivent être réservés pour les faibles ouvertures ; car alors les tiges étant très-courtes, les mouvements produits par les causes énoncées plus haut sont peu sensibles.

Une des grandes objections contre les ponts suspendus à câbles en fil de fer, était l’inégalité de tension des fils composant les câbles. Un ingénieur des ponts et chaussées d’un grand mérite, M. Vicat, la détruisit complètement par l’invention d’un appareil très-simple et très-ingénieux, dont il se servit au pont d’Argentat.

Quant aux doutes qu’on élevait à l’origine sur la durée des fils de fer à cause de l’oxydation, ils n’existent plus aujourd’hui. De nombreuses expériences faites avec beaucoup de soin ont appris