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sût la musique. Lui seul ne croit pas à sa maîtrise, il étudie encore deux ans, l’orchestration surtout, de sorte qu’il a quarante ans lorsqu’il se juge digne d’entreprendre une grande œuvre. C’est en 1864. Son dernier acte de composition devait être une prière et un chant de résignation. Sa première œuvre fut sa première messe, celle en mineur. Et lorsqu’il apprend à connaître — on ignore au juste quand — l’œuvre de Wagner, mais il est de fait qu’en 1865, il se rend à Munich pour la première de Tristan, il est du moins prouvé que son éducation musicale était achevée. La fraîcheur de son âme, la naïveté de son imagination, la piété sans exemple qui le soutenait, devaient lui permettre d’absorber le « philtre d’amour » sans en être troublé. Tout ce que Wagner mettait au service de ses passions, Bruckner allait lui le mettre également au service de la sienne. Mais la sienne était Dieu. Cependant il restera toute sa vie reconnaissant au chantre d’Isolde et de Brunehilde de lui avoir appris jusqu’à quelle intensité la musique permet de pousser l’expression de l’amour. Les autres musiciens religieux feront de la musique d’église qui se confinera à la tribune de l’orgue. Le cri d’amour de Bruckner remplira la coupole céleste. Et, dans sa musique d’église à lui, jamais une sèche formule ne contiendra l’élan de son cœur. Pour d’autres, le texte de la messe sera une entrave ; Bruckner en possède toutes les significations cachées, il s’en fera des ailes et s’envolera dans l’azur. C’est la musique qui traduisait les élans et les effusions de sainte Thérèse, ou le livre de l’Ami et de l’Aimé du bienheureux Raymond Lulle ; aussi n’a-t-elle rien de scolastique, de pédant, de momifié… Tout y vit en une perpétuelle procession de Fête-Dieu… Et c’est la toute-splendeur de la nature entière qu’il enferme dans sa prière ; il se sert des moyens du bon Dieu pour louer le bon Dieu. Il est de la lignée de saint François d’Assise encore bien plus que des mystiques espagnols. Son catholicisme est un acte d’amour perpétuel, et son âme musicale, un continuel sourire heureux. Et il sera bien étrange de constater que les œuvres musicales les plus empassionnées du XIXe siècle le sont de l’amour de Dieu. Et, en cet amour, les symphonies et les messes de Bruckner égalent et surpassent les actes les plus redoutables de Wagner en leurs amours à eux !