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lui, mais au plus profond de l’âme. Et seulement là. Il est mort vierge ; il vécut dans la médiocrité comme un saint et fut accablé de misères ; il fut la vivante cible de tout ce que la clique viennoise amenée à Brahms par Hanslick comptait de farceurs et de vilains personnages ; il fut le bouc émissaire du wagnérisme, en ce sens que d’une part Wagner, à qui il avait dédié sa IIIe symphonie et qui l’appelait à son tour « le symphoniste de l’avenir », ne daigna jamais s’occuper de lui et ne permit jamais aux wagnériens la moindre distraction à son propre culte ; et que d’autre part, les adversaires de Wagner sentant impossible à blesser l’homme qui disposait d’un roi et… aussi d’un royaume qui était bel et bien de ce monde, se vengèrent sur l’innocent vieillard de génie, beaucoup trop impressionnable et naïf, et le prirent pour souffre-douleur. Tout ce que l’on n’osait dire, ni pouvait faire au dieu de Bayreuth, on l’osait dire et faire à Bruckner. Hélas ! la sensibilité merveilleuse de cet homme excellent, qui eut du génie comme les petits enfants ont de la grâce, en fut là toute sa vie, de se soucier des coups de pied et des pétarades à son adresse du moindre âne « brahmine », comme on disait à Vienne, et de croire que la critique en général et M. Hanslick en particulier existaient. Les « jugements » de celui-ci, grâce à Dieu, nous restent ! Il avait soin de les réunir en volumes ! Il demeure immortellement écrasé sous le poids de cette bibliothèque, un nouveau supplice dantesque, de cette bibliothèque où se trouvèrent conspués ou dédaignés les deux plus grands noms de l’Autriche de son temps, Smetana, le créateur de l’opéra tchèque et Bruckner. Brahms, qui n’était pas à tout prendre une âme basse, ne prenait pas part à la mêlée, mais pourtant laissait faire un mal dont il bénéficiait. Violent, bourru, irascible, grossier, gourmand et sensuel d’une façon tudesque, il n’eut jamais une parole de pitié pour la victime qui était la rançon de sa fortune. Quand Bruckner mourut, l’auteur du Requiem allemand vint montrer des yeux rouges à l’église ; mais c’est qu’il se sentait atteint, et il pleurait sur le prochain grand musicien que Vienne enterrerait. Comme il n’avait pas levé un doigt pour empêcher son âme damnée, Hanslick, de distiller son venin, il ne fit rien, lui qui pouvait tout, pour que la mort du Maître fût marquée de quelqu’une de ces grandes commémorai-