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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

et, je vous le dis, le mouvement n’était pas naturel. Puisqu’il vivait, pourquoi s’obstinait-il à rester comme mort ?

— Eh ! parbleu, pensai-je, il le fait, le mort, ainsi qu’une araignée qui se replie devant l’ennemi.

Non, vrai, cela m’offensa. Les meilleurs sentiments m’animaient, et ce monsieur se jouait de moi ! J’en eus de la colère. Je le secouai de toutes mes forces. Il ne bougea pas. Je l’empoignai à bras-le-corps, je l’appliquai contre mon ventre, et nous dansâmes à travers la pièce, comme deux marionnettes.

Une glace nous refléta. J’éclatai de rire. Au cirque, on voit de ces choses. Je le rejetai sur son fauteuil.

L’odieux cadavre ! On n’est pas bête à ce point ! Je le lui dis :

— Es-tu bête ! Je n’avais jamais eu l’intention de te tuer, et voilà que tu meurs et que je deviens ton assassin, stupidement, à mon insu, sans que ma volonté soit complice. Triple idiot !

Et de fait, j’enrageais. Être assassin quand on a tué, soit. Mais quand on n’a pas tué, ce n’est pas juste. Ma logique se révoltait. J’enchainai des raisonnements pour savoir si, oui ou non, j’étais coupable de ce crime. Eh bien, non. Une fois de plus l’absurdité de la nature s’affirmait. L’homme sensé était victime de l’illogisme du hasard.

Cela ne devait pas être. Il fallait combattre l’injustice, il fallait remettre les choses à l’endroit, dans leur sens réel, selon la normale, selon la logique. Il le fallait. Il le fallait. Et c’est pourquoi j’ai agi, et si légitimement, en homme si intelligent.

Et ce fut avec de la joie, joie un peu ironique, mais délicieuse. Je pris le revolver et je visai le cadavre. Cadavre ? Au fond, un doute subsistait, et quel plus sûr moyen de l’éclaircir ! Je lui donnai le temps de ressusciter. Je dis même :

— Au bout de trois, je tire…

Et je comptai :

— Une… deux…

Il ne remuait pas. J’avais un plaisir de bon tireur en face d’une jolie cible, bien nette. Comme c’était amusant !

— … trois…

Un tout petit trou, au milieu du front, un filet de sang… Ah ! mon bon homme, cette fois, ça y était. Je continuai cependant, en dilettante. Et je disais :

— Une… deux… trois…

L’œil droit disparut, puis l’œil gauche, puis je lui fracassai le menton. La logique se vengeait.. Quelle revanche !.. Quel rôle sublime de redresseur de torts… J’étais admirable, campé droit, le pistolet au poing… Et lui, lui… un mélange infernal… lui, si beau… de la bouillie. Ah ! enfin, je l’avais bien tué, le mort… c’est moi qui l’avais tué !..

Maurice Leblanc.