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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

les phalanstères institués selon ses connaissances économiques. Des steamers venaient prendre au port de David-City, les sucres, les tissus, les métaux de sa fabrication, et les emportaient par les mers en Europe. On le disait un personnage bizarre, philanthrope. Les usines produisaient seulement les objets d’usage immédiat qu’emploient les ménages pauvres. À cause de tout une organisation adroite, il vendait à moitié prix dans les villes d’Europe ces choses, allégeant ainsi la misère des hommes.

Elsa le revit encore, cavalier domptant une bête de race, et qui passait dans un galop. Ensuite, elle le sut, cette province civilisée par Davidson valait trois fois en étendue la pauvre Béotie, que tant de rois ne tiraient pas d’une barbarie misérable, malgré un illustre passé et les ressources des diplomaties.

Elle se le fit présenter, dans un salon mixte : car, depuis sa rencontre, la vision du mort ne la pourchassait plus, comme si le but de cette persécution eût été atteint. Il lui parut franc et muni de cette aise que donne à l’homme fier l’indépendance d’une fortune considérable. Comme elle comparait, pour le séduire, le triste état de la Béotie à la prospérité de l’entreprise américaine, et comme elle l’interrogeait sur les moyens, il répondit : « Au lieu d’acquérir des canons, j’ai eu des charrues à vapeur, des troupeaux au lieu de chevaux, des machines à la place des caissons, des outils au lieu de fusils, des fabriques pour des forts. J’ai préparé la paix et non la guerre, la multiplication de la vie et non celle de la mort, Madame…… — Et cependant, assura-t-elle, vous ressemblez à Ludwig de Gotha, ainsi qu’un jeune frère. Vous commandez les hommes. — Je me sens peut-être plus puissant que lui, affirma-t-il. »

En effet, à quelque temps de là, sans doute pour étonner la reine, il fit acheter par des banques toute la rente d’un petit État, qui perfectionnait ses armements afin de prendre en Europe une importance belliqueuse, et d’entraîner dans la guerre les puissances fortes, par des machinations. La rente revendue, d’un coup, dans toutes les Bourses, perdit sa valeur. La banqueroute imminente contraignit le petit État à cesser les armements. « Madame, dit Davidson à Elsa, voici nos victoires à nous. Nous empêchons la marche de la Mort. »

Sa joie était belle d’avoir triomphé. Elsa comprit l’erreur des traditions, celle de son règne, celle de toute la vieille Europe barbare. Vraiment Davidson lui parut un Parsifal réel, venant élever sur les peuples, le graal de paix. « Il ne convient pas de haïr, ni de tuer, répétait-il, mais de vivre facilement. »

Elle eut voulu qu’il l’adorât. Sans se dérober précisément, il ne fit pas d’avances. Elle n’osa soumettre son orgueil à son désir. Ils ne se dirent pas qu’ils se choisissaient, encore que les y invitât la beauté de l’air et des plantes. Mais leurs esprits se lièrent passionnément.

Un jour on le montra sur le pont du yacht l’emmenant vers la lumière de la mer et du ciel. Ce ne fut pas une douleur pour Elsa. Il lui laissait une âme en paix, pleine de morales suaves et de grands désirs de bonté.

Depuis, dans les années, il n’y eut plus, à ses yeux, d’autre apparition d’homme. En accomplissant des œuvres humanitaires, elle croit que Ludwig de Gotha, pour avoir éprouvé dans la mort la tristesse de laisser à l’épouse une image déchue, voulut la récompenser du regret qu’elle finit par ressentir, et se montra, de la sorte, sous une apparence plus royale.

Paul Adam