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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

dont l’œil bleu la considérait lugubrement. Des voyages ne dissipèrent pas l’idée fixe. La palpitation lumineuse de la mer, les richesses antiques des villes, la merveille des jardins aux frondaisons taillées, aux eaux jaillissantes, ne parvinrent à la distraire, non plus que les tableaux, les statues, les livres. Son imagination, plus forte que sa volonté, rappelait la face et la stature du roi, les inflexions de sa voix bonasse, le bruit des bottes se frôlant quand il était assis le matin devant la table de travail, avant de monter à cheval. Elle sentit auprès d’elle l’influence constante d’une plainte. Évidemment on lui reprochait le manque d’affection. Mais lui-même n’avait pas insisté, dans la vie, pour la chérir. Inconnus l’un à l’autre, ils s’étaient unis sur le conseil des cours, s’étaient arrangés au mieux dans les tracasseries des honneurs et les ennuis d’argent. Pouvait-elle savoir, alors, si jeune, la nécessité de l’amour dont parlent les romances et qu’elle n’avait d’ailleurs pas éprouvé ni devant le roi, ni devant les autres. Ses flirts l’avaient égayée comme une comédie de salon que l’on joue. Elle s’était exercé l’esprit dans des dialogues littéraires, mais sans passion, ni vérité.

À Scheveningue, en Hollande, contre la mer blanche et déserte, l’image du mort s’affirma. Elsa le vit courir, figure horizontale, sous la surface des eaux. Son lugubre œil bleu, où une ombre dans le haut mettait un deuil, gagnait le ciel. À mesure que les semaines passaient, l’œil grandissait, absorbant peu à peu le monde. Il était une conscience formidable qui jugeait. Elle se rua dans les fêtes, l’aperçut derrière des épaules. Un battement d’éventail rappelait l’haleine du roi, un clignotement des lumières, le regard. Pour manger elle en vint à fermer les paupières. Il ne la quittait plus. Contre sa chair elle le sentit frôleur avec les rugosités même que garde la paume d’un rude sportsman habitué à l’aviron. Une fois, se réveillant, elle avait cru à l’écrasement contre sa lèvre, de la moustache odorante et dure. Et parce qu’il l’obsédait ainsi, elle le regretta. Vivant il eût été pour elle, l’ami un peu brusque, galant du reste admis à son intimité. Mort il devenait le fantôme atroce, l’hallucination qui annonce la folie. Elle le regretta de toute sa sincérité. La maladie la menait de délire en pleurs, de fièvres en lassitudes. Elle habita Nice sur le conseil des médecins. Au premier jour de meilleure aise, elle souhaita la vue de la mer. L’angoisse de redouter le roi dans les eaux, comme à Scheveningue, ne l’empêche point de consentir à l’envie de tenter l’épreuve. Peut-être ne l’apercevrait-elle pas, et serait-elle guérie.

Avant qu’elle parvînt jusque la ligne des palmiers, elle le reconnut dans un homme élégant qui se promenait seul. D’abord elle ne constata que la similitude de la taille et de la carrure. Le passant lui tournait le dos. Mais il portait un covert-coat presque pareil à celui du roi, le jour où ils avaient quitté Berlin pour leurs états de Béotie. Elsa entendit le tocsin dans son cœur. Elle s’avançait avec sa dame de compagnie. L’homme se retourna. C’était lui, mais Ludwig jeune. Un bandeau de cheveux blonds marquait la forte face blanche sous le bord du chapeau de feutre. Pour plus lointaine que celle des corps, la ressemblance des visages n’en existait pas moins.

La reine se persuada que cette rencontre n’advenait pas sans préparation mystérieuse. S’étant informée, elle apprit le nom du voyageur : Davidson de Baltimore. Fils d’un pionnier heureux du Far-West, le jeune homme, bien qu’il ne comptât point trente ans, avait établi déjà d’immenses cultures, fondé des filatures pour utiliser la récolte du coton, mis en exploitation des mines d’étain. D’un pays inculte, au Nord, il avait en dix ans, formé une province riche, pleine d’hommes heureux, actifs dans