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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

de la veuve, son excessive joie de se dire libre. Le défunt avait sans doute aussi peu compris l’âme des sujets que celle de l’épouse.

Par un printemps douceâtre elle abandonna le pays des Balkans, avec une satisfaction si entière que, sur les marches du wagon-salon prêt à fuir, elle oublia le discours préparé par le protocole en réponse aux adieux des dames d’honneur débitant leurs larmes officielles et remettant aux laquais des bouquets venus de Vienne, sur commande collective payée par cotisations. Le glissement du rapide laissa le royaume dans l’horreur des montagnes glacées.

Pendant les dix-huit mois de deuil, Elsa préparait, chez son père, une vie nouvelle. Elle put reconquérir sur le trésor de Béotie certains remboursements. Des ambassades furent remuées. Les manigances de la procédure occupèrent le vieux prince qui voyagea, très âpre à reconstituer leur bien. En y réussissant, il engraissa, rajeunit et teignit de roux sa barbe grise. Lorsqu’elle pointa sur le calendrier d’ivoire le dernier jour du deuil, la reine dansa toute seule devant les glaces du boudoir intime. Elle retroussa légèrement sa robe, afin de mieux apercevoir ses menus pieds en escarpins : elle contempla sa preste allure, et la torsade de ses cheveux bruns pesant sur la ligne creuse du dos parfait. Ayant scellé les dernières paperasses relatives aux affaires de sa liquidation, elle quitta le château féodal avec son père, qu’elle tenait par le prestige de sa fortune et de sa joyeuse jeunesse.

Telle qu’une pensionnaire à la sortie du couvent, elle se réjouit de visiter le monde en compagnie de nobles dames connues dans les ambassades. Derrière elles s’empressait le prince, redevenu poivre et sel depuis sa richesse, à peine quinquagénaire, et vêtu en cockney. À trois amies contentes, elles se firent cosmopolites, goutèrent tout ; s’alanguirent devant des paysages, dissertèrent à propos des ruines en Italie, eurent des crises de piété à Rome, d’art en Hollande, de littérature en France.

Dans Paris le théâtre, le coaching, et l’amour des toilettes possédèrent Elsa. Elle eut cent robes : soie, orfroi et pierreries. Elle donna tant d’argent à son noble père, qu’il se rajeunit jusqu’à se compromettre avec des cantatrices. On en rit beaucoup. Un archiduc, petit et brun, bedonnant, lui fit la cour. Le comte de Berwick, solennel et blême, rivalisa. Leurs courtisans, leurs amis, les snobs imitèrent de si nobles maîtres. Aux raouts, la douairière de Béotie se réjouissait de paraître avec une suite, reine encore, mais libre causeuse. Elle flirta dans les lumières. Son mail-coach l’enchanta comme sa première voiture à poupées. Elle connut la splendeur de vivre, jolie, puissante, révérée. Elle lança les robes Charles X, et Lippe-Holstein, son père, les bottines de cuir rouge. Leur vie fut un soleil de fête.

Il arriva que le mail ayant failli verser, un jour, la peur qu’elle en ressentit lui donna de la fièvre. Au cours du délire, la figure massive de Ludwig de Gotha, sa couperose, ses moustaches en fils de cuivre, et le regard lugubre de son œil bleu, la hantèrent. Elle cria qu’on le fît sortir. Il persista de son front énorme, osseux. Quand elle fut guérie, le souvenir de l’apparition ne s’effaça point. Il gâta les plaisirs. Toute la mémoire des temps moroses se dressait entre le bonheur et la reine.

Les toilettes, le coaching, Berwick et l’archiduc, Lippe-Holstein et ses frasques lassèrent. Enlevé par une danseuse italienne, le père fut habiter Milan. Au bout d’une saison Elsa vécut seule dans le palais de l’Avenue Kléber. Effrayée elle appela du monde, offrit des réceptions sans pouvoir écarter de sa vision la face sinistre du cuirassier