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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

Don avec ingénuité et certitude fait par l’étranger fantôme au Ballet ou la forme théâtrale de poésie par excellence : le reconnaître, entier, dans ses conséquences, tard, à la faveur du recul.

Toujours une banalité flotte entre le spectacle dansé et vous.

La défense que cet éblouissement satisfasse une pensive délicatesse comme y atteint par exemple le plaisir trouvé dans la lecture des vers, accuse la négligence de moyens subtils inclus en l’arcane de la Danse. Quelque esthétique restaurée outre passera des notes à côté, où, du moins, je dénonce, à un point de vue proche, une erreur ordinaire à la mise en scène : aidé comme je suis, inespérément, soudain par la solution que déploie avec l’émoi seul de sa robe ma très peu consciente ou volontairement ici en cause inspiratrice.

Quand, au lever du rideau dans une salle de gala et tout local, apparaît ainsi qu’un flocon d’où soufflé ? furieux, la danseuse : le plancher évité par bonds ou dur aux pointes, aussitôt, acquiert une virginité de site pas songé, qu’isole, bâtira, fleurira la figure. Le décor gît, latent, dans l’orchestre, trésor des imaginations ; pour en sortir, par éclat, selon la vue que dispense la représentante çà et là de l’idée à la rampe. Or cette transition de sonorités aux tissus (y a-t-il, mieux, à une gaze ressemblant que la Musique !) est, uniquement, le sortilège qu’opère la Loïe Fuller, par instinct, avec l’exagération, les retraits, de jupe ou d’aile, instituant un lieu. L’enchanteresse fait l’ambiance, la tire de soi et l’y rentre, par un silence palpité de crêpes de Chine. Tout à l’heure va disparaître, comme dans ce cas une imbécillité, la traditionnelle plantation de décors permanents ou stables en opposition avec la mobilité chorégraphique. Châssis opaques, carton, cette intrusion, au rancart ! voici rendue au Ballet l’atmosphère ou rien, visions sitôt éparses que sues, leur évocation limpide. La scène libre, au gré de fictions, exhalée du jeu d’un voile avec attitudes et gestes, devient le très pur résultat.

Si tels changements, à un genre exempt de quelque accessoire sauf la présence humaine, importés par cette création : on rêve de scruter le principe.

Toute émotion sort de vous, élargit un milieu ; ou sur vous fond et l’incorpore.

Ainsi ce dégagement multiple autour d’une nudité, grand des contradictoires vols où celle-ci l’ordonne, orageux, planant l’y magnifie jusqu’à la dissoudre : centrale, car tout obéit à une impulsion fugace en tourbillons, elle résume, par le vouloir aux extrémités éperdu de chaque aile et darde sa statuette, stricte, debout ; morte de l’effort à condenser hors d’une libération presque d’elle des sursautements attardés décoratifs de cieux, de mer, de soirs, de parfum et d’écume.

Tacite tant ! que proférer un mot à son sujet, durant qu’elle se manifeste, très bas et pour l’édification d’un voisinage, semble impossible, à cause que, d’abord, cela confond. Le souvenir peut-être ne sera pas éteint sous un peu de prose ici. À mon avis, importait, où que la mode disperse cette éclosion contemporaine, miraculeuse, d’extraire le sens sommaire et l’explication qui en émane et agit sur l’ensemble d’un art.


Stéphane Mallarmé