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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

besoin de la cause, je n’en parlerais pas. Mais un cas si probant doit être opposé aux injustes accusations des féministes envers l’esprit français.

Ce ne sera pas assez, pour nos modernes impatientes, que ces preuves, — trop rares, diront-elles ; mais si elles se rendaient un compte exact de ce qui se passe en Amérique, elles rabattraient de leurs réclamations. Aucun de nos amis de là-bas ne nous en voudra de constater les effets de la liberté absolue laissée à toute personne de s’improviser jury, comme à toute université de décerner des « degrés », eux-mêmes ; quand un individu, homme ou femme, se proclame docteur, ils ont bien soin de demander : de quelle université ? — Et dame, « les degrés » accordés par les universités de Boston, par exemple, ou de Philadelphie, ou encore de Chicago, ne sont pas d’une qualité identique à ceux qu’on ramasse dans tels districts de l’Ouest ; pourtant ceux-ci donnent raison d’exercer comme ceux la : au client de se pourvoir ! Il ne faut pas oublier que la terre de Jonathan est le pays enviable où les railways mêmes sont voie publique, si bien qu’on y apprend à ne point s’engager, en aucune route, sans avoir pris ses sûretés, ses informations personnelles, dans la connaissance de tous les risques et l’acceptation de toutes les responsabilités. Ceci corrige cela.

Certainement il reste chez nous des pas à faire dans certaines carrières dites libérales : mais c’est qu’aussi la femme n’y a point encore fait ses preuves. Mademoiselle Chauvin est la première doctoresse en droit, s’étonnera-t-elle de rencontrer des obstacles imprévus ? Les femmes médecins sont cinq ou six, et déjà elles ont franchi des barrières d’habitudes que leur mérite achèvera de renverser en s’affirmant. Le Ministère de l’Instruction publique oppose aussi une « jurisprudence constante » à toute demande de mission par une femme non fonctionnaire, ce n’est pas un dernier mot : contre les jurisprudences anciennes il ne s’agit que de créer des jurisprudences nouvelles. Déjà telle commission permanente s’est ouverte à la collaboration de femmes munies de titres universitaires ; la jurisprudence, là aussi, était contraire, mais le Ministre était un esprit délibérément actif ; quand on lui soumit cette idée, et qu’il s’informa :

— La Commission ne comprend pas de femmes, répondit l’administrateur :

— Elle n’en comprend pas, mais elle peut en comprendre : demandez ce qu’en pense le recteur.

Le recteur, chacun sait, est fort accessible aux idées justes ; il donna un avis favorable, et trois nominations furent faites, sans que cela ait causé la moindre agitation dans Landerneau.

S’il y a, en ce moment, un temps d’arrêt, ce sont des circonstances toutes particulières qui la causent ; il est naturel qu’un jeune ministre, redoutant la raillerie facile, hésite à franchir tel Rubicon de cette nature : mais quelque esprit hardi et libéral rétablira un jour ou l’autre le mouvement enrayé, sans plus de bruit que n’en ont fait les mesures passées inaperçues dans le courant créé par la force des choses.

On peut même dire très net que ce mouvement, dans son ensemble, s’accentuerait autrement si les féministes ne le compromettaient par leur turbulence insupportable et brouillonne. L’inénarrable cohue qui stupéfia si fort même le doux Bodinier, lors des conférences spéciales en sa maison, fait beaucoup de bruit, et de mauvaise besogne. Les vraies femmes qui travaillent et qui ont à se tracer une voie, à se faire elles-mêmes une situation sociale, non seulement elles ne sont pas de la Ligue du droit des femmes, mais elles la maudissent.