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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

le même ordre d’idées où elle aurait à s’occuper de la famille individuelle si elle en avait une, tout le monde s’incline devant son choix librement fait. — Elle ne peut pas vivre ? les professions des hommes lui sont fermées ?… Allons donc !

Les Américaines ont derrière elles, il est vrai, cent ans de vie démocratique, tandis que nous avons, nous, à compter avec cet héritage, encore tout récent, d’une aristocratie démoralisée, qu’on appelle la galanterie française ». En cela elles ont la vie plus facile, c’est vrai ; mais qu’y peuvent toutes les lois du monde ? Au contraire, la pratique journalière qui fait les mœurs, n’y est-elle pas toute puissante ?

C’est d’ailleurs une souveraine injustice de nier le travail qui s’accomplit en France à mesure que les femmes, cessant de compter sur leurs moyens de séduction, s’attachent à travailler sérieusement pour se faire une carrière : et celles qui, sans bruit, avec résolution, l’ont entrepris, peuvent témoigner la vérité ; à mérite égal, dans notre société pourtant tiraillée entre les excès du féminisme et les souvenirs gouailleurs de la dite galanterie, une femme est écoutée avec plus de considération qu’un homme. Des exemples sont là pour prouver à quel point l’envie qu’on essaie d’exciter à l’égard des habitudes américaines est peu justifiée : dès longtemps la Banque de France, le Crédit Foncier, la Caisse d’Épargne, le Crédit Lyonnais, et autres grandes administrations, emploient des femmes, l’enseignement leur est de plus en plus ouvert, la littérature compte des noms de femmes à livre que veux-tu ; les revues et éditeurs se disputent Th. Bentzon, Arvède Barine, et Jacques Vincent : tandis que Madame Adam et Gyp sont fêtées par la société parisienne, des émules grandissent pour qui le succès se dessine volontiers, Madame Jeanne Loiseau (Daniel Lesueur}, a forcé les portes de l’Odéon : Mademoiselle Jeanne Weill (Dick May) a trouvé bon accueil pour ses fines études psychologiques ; le récent succès de Madame Clary Santon, aux Débats, promet pour l’avenir des œuvres d’une rare énergie de pensée ; — et combien j’en passe ! — La presse ? Mais Séverine la Révolutionne ; mais Madame Yves est la reine des reporters ! Les « Héralds » de diverses cités qui, en Amérique, envoient des représentants femmes ne font rien de plus que n’a fait le Temps, à maintes reprises, sans soulever aucun étonnement. Et si un souvenir personnel peut permettre de faire la démonstration plus précise, je puis en apporter un tout récent encore : le grave journal n’a point hésité à me confier la mission de le représenter à un Congrès à Nantes ; en plein Ouest, pourtant, c’était hardi. Lors de l’arrivée, les confrères de la presse nantaise eurent de la peine à en croire leurs yeux ; mais il n’y avait pas à dire : carte, passage, tout portait : « rédacteur au Temps » : nulle mystification n’était à craindre. Alors la cordialité fut parfaite ; j’eus soin, — et je crois que c’est un devoir en pareil cas, de n’user point des privilèges de courtoisie pour usurper un tour de télégraphe ou d’imprimerie ; cette simple discrétion calma les hostilités, s’il y en eut jamais, et nos confrères furent parfaits. La seule différence qui se produisit fut dans les égards toujours rencontrés, les places d’honneur en voiture, à table, aux séances, et, au retour, une immense gerbe de fleurs dans le compartiment, tout cela n’est déjà pas si désagréable, et ne témoigne pas, que je sache, de mauvaises dispositions en ce qui concerne l’introduction des femmes. Cette expérience, je la renouvellerai volontiers, je compte bien la renouveler prochainement, — à Bordeaux, par exemple.

La meilleure tactique, en ces sortes de nouveautés, est de se taire : l’esprit s’habitue ainsi à considérer comme toutes naturelles les choses inaccoutumées ; aussi, n’était le