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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

« Pardon, monsieur l’abbé ! il me semble que vous faites rimer angoisse avec tristesse…

— Certainement, monsieur Rousseau, répond l’abbé sans s’émouvoir, et cette rime ne peut être que très neuve. »

Là-dessus, la Condamine se lève et, remettant dans ses oreilles le coton qu’il en avait ôté pour mieux entendre, prend sa canne et s’en va tout fâché.

Le roi ne m’offre plus que d’innocentes charmes,

déclame le bon curé de Mont-Chauvet continuant paisiblement sa lecture. Rousseau se hérisse de plus belle :

— Mais, monsieur l’abbé, « charme » a toujours été du masculin, mille diables ! — Rassurez-vous, monsieur, dans la scène suivante vous le trouverez masculin ; j’ai essayé de contenter tout le monde… »

Puis au bout d’un moment, nouvelle interruption : « Je dois vous prévenir, monsieur l’abbé Petit, que vous faites rimer « superflu » avec « plus » ; ce n’est pas admissible. « Superflu » au singulier ne prend pas d’s.

— Pardon, monsieur Rousseau, j’en ai mis une ! » répond l’abbé avec un sourire suave.

Au fond, le pauvre homme comprend qu’on se moque de lui, devine l’ironie sous les compliments et les fleurs ; mais il se délecte quand même à ces adulations menteuses et n’a pas la force de s’y soustraire. Voilà bien les lâchetés de la vraie passion.

À quelque temps de là, il écrit de Mont-Chauvet à un de ses amis, en lui envoyant un exemplaire de sa tragédie :

« Ces messieurs ont pris de l’ombrage d’une pièce où ils ont cru reconnaître des beautés que le public y reconnaîtra peut-être : ils m’ont envié un je ne sais quoi que la nature ou le hasard m’a prodigué, et comme vous le savez, il n’est pas de discours peu décent qu’on ne m’ait tenu pour me faire volontiers jeter ma tragédie dans la Seine… Au lieu de cela, elle voit le jour actuellement, en beau papier, en caractères bien nets ; elle se vendra trente-six sous. Elle est imprimée en France, avec approbation des magistrats qui l’avaient déjà communiquée à un docteur de Sorbonne, dont la lecture lui a fait plaisir. Comme il est versé dans l’étude des livres saints, il a admis la manière avec laquelle j’ai traité ce sujet. »

L’insuccès de sa première œuvre tragique ne le décourage point, car il revient à Paris, quelques mois après, avec une tragédie nouvelle, Balthasar, précédée d’une préface dont nous reproduisons ici les principaux passages : « Le peu de succès d’une première pièce m’avait presque déterminé à ne pas en entreprendre une seconde. Cependant, je pensai que si Racine avait été découragé par la médiocrité des Frères ennemis, nous n’aurions jamais eu Iphigénie ni Phèdre, et je repris la plume que la critique m’avait presque fait tomber des mains. Je composai mon Balthasar après ma Bethsabée ».

Suit le récit de son arrivée à Paris avec cette nouvelle production de son génie