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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

adressés se résument dans celui-ci : ces notes sur l’Amérique sont trop peu nuancées. Elles sont groupées par masses trop fortes, par couleurs trop tranchées. Elle ne sont pas assez many-sided, comme ils disent là-bas, avec une expression si heureuse, pour indiquer les variétés des faces et des points de vue. Il n’y a pas non plus assez d’arrière-plan. C’est une peinture sommaire et un peu brutale. Je serais le premier à souscrire aux sévérités de cette critique, si elle ne mettait pas en cause l’intention même du livre. Cette intention tient tout entière dans le premier chapitre et dans le dernier. C’est une vision Française des États-Unis d’Amérique que j’ai eu l’ambition de copier, et, si le mot n’était pas trop gros, c’est une besogne civique que j’ai rêvé d’accomplir. J’ai considéré la civilisation qui est en train de s’établir de New-York, à San-Francisco, comme une gigantesque leçon de choses, offerte à l’étude de la vieille Europe, et j’ai essayé d’en dégager l’enseignement qui me paraissait le plus efficace pour mon propre pays. Considéré sous cet angle, il me semble que le livre échappe au reproche que je formulais tout à l’heure. J’ai dû ne prendre que des traits d’une saillie intense et qui pussent frapper mes compatriotes. C’est pour cela que j’ai emprunté si peu de détails à la vie de Boston. C’est pourtant la cité où j’ai fait le plus long séjour, où je compte le plus d’amis. Mais Boston est tellement saturé de littérature Européenne, que c’est un coin Européen. C’est une ville qui a déjà tant duré, que la différence de ses mœurs et des mœurs d’Europe n’eut pas été sensible à mes lecteurs de ce côté-ci de l’Océan.

Ce choix qui, nécessairement donne à l’observation, même la plus exacte un caractère un peu trop souligné, presque exclusif, — je ne suis pas sûr de l’avoir exécuté avec bonheur. Je suis sûr de l’avoir exécuté avec une entière sympathie pour les États-Unis. Encore aujourd’hui, et quoique j’aie eu pourtant bien à me plaindre des iniquités de certains journaux, voire de certaines revues, je ne peux penser à la grande République sans une espèce de nostalgie. J’ai vu, en y vivant, ce que c’est vraiment qu’un peuple libre. Cela ne s’oublie pas. J’ai vu aussi ce que c’est qu’un peuple actif et qui se conquiert un monde. C’est une éducation dont l’importance grandit pour ma réflexion à mesure que les jours succèdent aux jours et me séparent davantage de cette terre de toutes les initiatives. Et malgré les réserves justifiées, et les attaques moins justifiées que j’ai rapportées, je suis sûr que l’opinion américaine ne s’y est pas trompée et que l’on a, là-bas, senti dans mon livre un voyageur ami. Quand aux Snobs qui auraient voulu que je ne disse pas mon opinion entière, je les mets au défi de relever dans les deux volumes une ligne qui puisse blesser une personnalité, une anecdote qui soit une indiscrétion envers les hôtes que j’ai pu avoir. Il n’y a pas lieu de se vanter de cette discrétion, car c’était le simple devoir. Toutefois, j’ai cru devoir la rappeler ici, pour répondre une fois pour toutes, aux personnes qui dans des interviews, se sont permis de dire que j’avais dépassé mes droits d’observateur. Ces droits s’arrêtent aux personnes, mais ils demeurent entiers sur les mœurs. Je n’ai fait usage que de ces derniers.

Voilà, cher Monsieur, tout ce que j’avais à dire au sujet de l’accueil fait à Outre-Mer là-bas. Si vous croyez que vos lecteurs puissent être renseignés par cette lettre, publiez-la. En tout cas je vous remercie encore de m’avoir ouvert votre Revue qui m’eût été bien utile si j’avais eu le goût d’une polémique, et je vous prie de me croire votre tout dévoué collaborateur.

Paul Bourget.