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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

cette société en travail. J’y ai connu des lettrés exquis et d’une mesure, d’un bon gout dans la critique, incomparable. J’y ai connu aussi des « auteurs fieffés, » comme on disait autrefois chez nous, et dont la vanité n’avait d’égal que la brutalité du ton. Mes amis m’affirment que quelques-uns de cette seconde catégorie m’ont attaqué avec une rare grossièreté. C’est le cas de citer avec une toute petite variante le vers de Byron et de dire que je ne saurais en vouloir à des boxeurs littéraire :

« For yielding to their nature… »

Il y a deux points sur lesquels plusieurs parmi les critiques sérieux qui m’ont fait l’honneur de me discuter sérieusement et honnêtement me paraissent n’avoir pas été justes à mon égard, et je crois avoir le droit d’en appeler. Le premier porte précisément sur la durée avouée de mon séjour là-bas. En donner les dates exactes comme je l’ai fait, mettre en sous-titre à l’ouvrage : Notes sur l’Amérique, n’était-ce pas dire au lecteur : « Je n’ai aucunement la prétention de vous apporter un tableau vérifié du Nouveau-Monde, J’y suis allé, j’ai ouvert les yeux de mon mieux, voilà ce que j’ai vu ? » Il me semble que, posé ainsi, mon livre présentait un intérêt particulier, même dans ses erreurs, — je dirai presque, surtout dans ses erreurs. Pour ma part, si un romancier américain d’une haute valeur, un Henry James, un Howells, une Amélie Rives, un Julian Gordon, après une année passée en France, rédigeait son journal de route avec une entière sincérité, ses illusions d’optique m’intéresseraient plus que ses vues exactes. J’y voudrais voir une contre-épreuve de mes impressions à moi, Français. J’essaierais de me rendre compte des raisons qui ont faussé sa vue sur tel ou tel détail, et je ne doute pas que cette recherche ne me conduisit à mieux comprendre moi-même des mœurs auxquelles je ne prends plus trop garde, tant j’y suis habitué. Il me semble qu’à l’égard de l’auteur d’Outre-Mer, telle eût dû être l’attitude des critiques Américains qui ont cru qu’il valait la peine de s’occuper de ces deux volumes. Le chapitre sur les femmes et les jeunes filles, par exemple, qui a soulevé, lorsqu’il parut, de véritables polémiques, eût pu fournir matière à une très instructive analyse. Une Américaine très spirituelle me disait : « Vous n’avez pas su voir combien nous sommes pareilles aux femmes de chez vous. Nous ne sommes pas un troisième sexe comme vous semblez le croire… » Avait-elle raison dans sa critique ? C’est très probable. Mais pourquoi ai-je vu, — regardant comme j’ai fait, avec une entière bonne foi, — ces abîmes moraux entre l’Américaine et l’Européenne ? Voilà ce qu’il eût été intéressant de comprendre et de démêler. Cela revient à dire qu’un livre de voyage, écrit avec bonne foi, est toujours un produit du pays sur lequel il est écrit, puisqu’il résume une sensation de ce pays. Il faut l’admettre de ce point de vue, même quand on le juge très inexact, et considérer cette inexactitude comme un fait logique et nécessaire, j’allais dire comme une exactitude psychologique. C’était une justice que beaucoup de critiques Américains ne me paraissent pas m’avoir rendue.

Sur un second point, j’ai trouvé certaines personnes très injustes. Je veux parler de l’importance donnée à certaines phrases citées, isolées du contexte et qui ont donné lieu à d’innombrables lettres au Hérald, quand le livre paraissait en fragments dans ce courageux et hospitalier journal. Il y en a une notamment sur les ancêtres que vous vous rappelez sans doute et qui a pris, dans les commentaires, une proportion bien étrange. Un de mes amis parisiens m’avait dit, au sortir d’un des cottages de Newport :