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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

COMMUNICATION DU PRINCE DE POLIGNAC.

La Revue Franco-Américaine est heureuse de publier aujourd’hui l’opinion du prince de Polignac qui, on le sait, s’occupe activement et avec succès de cette question si passionnante du « meuble moderne » et, joignant la pratique à la théorie, fait exécuter, d’après ses dessins, des meubles d’une très grande originalité et d’une parfaite conception architecturale.

Voici la lettre que le prince de Polignac adresse à la Revue Franco-Americaine :

« Mon opinion, mes théories, mes idées sur l’art industriel contemporain, sur la production décorative française… mon Dieu, cela est bien simple !

Ce siècle est le siècle de la laideur, je ne crois pas qu’à aucune époque, on ait tant aimé la laideur : jamais l’amour du laid n’a triomphé aussi impunément. Et durant combien d’années n’a-t-on rien trouvé à y redire ? Voici quelque temps à peine que quelques-uns semblent s’en être aperçu. Il est certain qu’aujourd’hui, sur l’exemple des Anglais, de cet incomparable imaginatif William Morris, de ce génial Walter Crane qui égale les plus grands maîtres décorateurs du Moyen-âge et de la Renaissance, l’on commence à s’apercevoir en France de notre misère, de notre barbarie, de notre ignorance, de notre manque de goût en tout ce qui touche à la décoration intérieure, au meuble, etc.

Il serait si facile cependant de mettre en toutes choses un peu de noblesse et de beauté, oh ! tout simplement cela, sans chercher midi à quatorze heures, en laissant se manifester les lignes mêmes d’un objet, au lieu de les empâter dans de hideuses complications de reliefs, de moulures, de sculptures, de chapiteaux, de mascarons, et tout le bric à brac malpropre, fragmentaire de vieux modèles éculés, de vieux moules dépourvus de caractère à force d’avoir servi à tous les usages, aussi bien à orner les montants d’une armoire ou d’une bibliothèque, qu’à décorer les branches d’un lustre ou le bois d’un fauteuil… À qui la faute ? Aux professionnels seuls, aux entrepreneurs de décorations, aux ouvriers même, aux tapissiers surtout ! Le tapissier, voilà l’ennemi irréconciliable de l’art décoratif ; c’est par lui que règne la laideur ; c’est lui qui répand partout ces couteuses horreurs, ces luxueuses infamies qui font la joie de tant de gens. Voilà le mobilier d’art, tel qu’ils l’entendent.

Il y a donc tout, tout à faire, tout à créer. L’initiative personnelle seule, s’adaptant scrupuleusement aux besoins, aux gouts de chacun, l’étude logique et pratique des nécessités, voilà, à mon avis, le premier point de départ d’une rénovation de l’art décoratif qui sera, non point la reconstitution ni la copie des styles d’autrefois, mais quelque chose de vivant et de neuf, intimement adapté aux exigences de la vie de l’homme moderne.

Si je serai avec la Revue Franco-Américaine dans cette campagne ! Certes, et de tout mon cœur, et de toutes mes forces ! »


Prince Edmond de Polignac.