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et il y a bel âge que l’opportunité en est discutée à droite et à gauche ; si bien que ceux contre lesquels on la dirige, quelque isolés et ignorants soient-ils, finissent toujours par en avoir vent et qu’ils ont le loisir de s’y préparer, à moins que la lenteur de nos mouvements ne les rende incrédules et ne fortifie leur insolence en même temps que leur confiance. La méthode anglaise est exactement inverse. Jamais le public et les chambres ne se trouvent plus à court de communications que lorsque les ministres ont décidé de frapper un grand coup ; et l’annonce même de leur décision revêt des allures si simples et si modestes, qu’on doit y regarder à deux fois pour se rendre compte de la grandeur de l’entreprise. Celle qui nous dicte ces réflexions est de taille géante, s’il en fut. L’Angleterre s’attaque au Thibet, la région fantastique qu’on appelle le « toit du monde » et que défendent à la fois les rigueurs d’un climat épouvantable et la puissante organisation d’un fanatisme sans pitié. Au mépris de souffrances indicibles, et, grâce aux ruses les plus savantes et à l’entêtement le plus indomptable, quelques explorateurs ont pénétré jusqu’à Lhassa, la mystérieuse capitale du grand Lama ; ils n’y ont point aperçu les fabuleux trésors que l’imagination de nos pères y entassait, aussi bien d’ailleurs que dans Tombouctou ; la ville africaine aux maisons de torchis n’en est pas moins un carrefour commercial dont l’avenir s’impose ; de même pour Lhassa. Certes, on ne peut comparer les deux cités ; il est certain que les lamaseries thibetaines, ces étranges couvents fortifiés, qu’il faudra plus tard assiéger un à un, contiennent des documents dont la valeur historique est inestimable. Mais ce n’est pas pour livrer à la science ces précieuses archives, que le colonel Younghusband, envoyé du roi d’Angleterre, s’apprête à franchir les Himalayas, à la tête d’une « escorte » dont les effectifs rappellent plutôt ceux des armées conquérantes que ceux des missions de parade. Du moment, au reste, qu’on décide d’aller au cœur du Thibet, la prudence la plus élémentaire exige que l’on emmène de quoi se défendre — et pouvoir en revenir. Nul ne saurait dire, en effet, comme sera accueilli le colonel Younghusband. Assurément les Lamas pressentent l’impossibilité de maintenir éternellement intacte la solitude d’antan ; ils n’eussent pas sans cela envoyé une ambassade porter des présents à Nicolas ii. Cette initiative toutefois ne fut pas très habile ; elle devait inquiéter l’Angleterre et provoquer de sa part quelque tentative du genre de celle qui se prépare. S’il ne s’agissait que de découvrir les