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UN MILLIARDAIRE AMÉRICAIN — ANDREW CARNEGIE

complet. En tous cas, il semble dépasser tous les autres en imprévu et en pittoresque. L’homme qui faisait naguère à ses ouvriers une conférence sur l’utilité sociale des grandes fortunes, qui d’autre part, a osé écrire cette phrase étonnante « the man who dies rich dies disgraced, celui qui meurt riche, meurt déshonoré » — l’homme qui a rédigé successivement un hymme enthousiaste à la démocratie et un évangile sévère à l’usage des millionnaires, l’homme qui, retiré des affaires à soixante ans, se demande sérieusement comment il arrivera à se débarrasser de son argent et qui fait flotter sur la tour de son château d’Écosse aussi bien qu’à l’arrière de son yacht un étrange drapeau, Anglais d’un côté et Américain de l’autre — cet homme-là mérite évidemment de fixer l’attention, et on peut croire que l’étude de sa carrière sera féconde en enseignements de tous genres.

Beaucoup d’écrivains ont analysé la figure d’Andrew Carnegie. Mais, en plus grand nombre encore, les journalistes ont interwievé le personnage, et c’est au cours de ces conversations que semblent avoir été pris les « instantanés » les plus typiques et les plus suggestifs. L’impression d’ensemble qui s’en dégage est celle d’une nature moyenne aidée par une chance extraordinaire. Ce n’est pas là, ce à quoi on s’attendait. Le millionnaire moderne apparaîtrait volontiers comme une espèce de héros, vainqueur du sort et l’ayant dompté à force d’énergie et d’intelligence. On se le représente, livrant bataille sur bataille, puisant dans ses échecs une force nouvelle et apportant à saisir les occasions de combats et à en profiter une rapidité géniale. Rien de plus éloigné de cet idéal que la vie d’Andrew Carnegie écoulée tout entière à Pittsburg, doucement progressive, ordonnée et régulière, depuis le jour ou à douze ans, il entra comme « bobbin boy » dans une manufacture de coton, à 5 schellings par semaine, jusqu’au jour où, quarante-huit sans plus tard, il quitta la direction de ses usines métallurgiques, possesseur de près d’un milliard de francs. À seize ans, petit employé du télégraphe, il a été cueilli derrière son guichet, par un des directeurs de la Compagnie des chemins de fer de Pensylvanie qui a besoin d’un secrétaire et lui trouve la mine éveillée et l’œil clair. À vingt-trois ans, la guerre de Sécession lui procure un avancement inespéré. Quand il a déjà un petit capital à placer, le hasard met sur sa route l’inventeur des wagons-lits auquel il rend service et qui l’intéresse dans son entreprise. Plus tard, l’indus-