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DANS LA HAGUE

mer, pour se sécher, les héros de Jules Verne lorsqu’ils naufragent sur une île déserte. Quinze débraillés d’aspect méphistophélique gagnent un modique salaire à tourner ces broches ; leurs visages donnent un avant-goût des délices du purgatoire. Une odeur de graisse est répandue aux alentours. « Le gigot de Mme Mathieu » appelle une voix et, dans un plat creux en terre brune, l’appétissant morceau s’en va rejoindre sa propriétaire. Mme Mathieu reçoit en même temps, pour elle et sa famille, une langouste, une miche de pain, du beurre et du sel dans une assiette et un pichet de cidre. Qu’elle se débrouille maintenant ! Les garçons courent à Mme Leroy qui s’impatiente. Il y a peut-être 200 convives sous la tente du café Brisset quand nous y arrivons. Des places de faveur nous ont été réservées près de l’entrée par où vient un courant d’air frais. On aperçoit de là les petites boutiques. Mme Leroy, avant de se mettre à table, a acheté des bretelles pour M. Leroy, et un mirliton pour son mioche. Elle n’est cependant pas satisfaite du marché qu’on vient de conclure. À quoi a-t-il pensé M. Leroy, de donner un si beau petit poulain pour trente-deux pistoles. Le monsieur d’à côté qui en aurait donné trente-trois si on l’avait poussé un peu.

Deux heures ! l’Avenue des Gigots s’est vidée, les estomacs sont bien remplis et les regards se font plus tendres. Mais il n’y a pas de pochards parce que les marchés ne sont pas encore tous terminés et qu’il faut avoir son bon sens pour pouvoir mettre dedans son prochain. Les poulains gambadent toujours, très éveillés, jolis à croquer, l’œil méfiant et la crinière toute droite. La grève des bœufs ne s’est pas décidée. Cette question qui est à l’étude depuis le commencement du monde ne paraît pas près de sa solution. Quant aux oies, empaquetées en pyramides sur des charrettes, elles partent pour l’Angleterre où elles auront l’honneur d’être mangées le jour de Noël. Conscientes de leur destinée, elles jettent sur la foule des regards empreints d’une gravité sereine.

Sur la route, c’est un long défilé de véhicules surchargés où parfois se découpe la silhouette d’une coiffe tuyautée en forme de labyrinthe, selon la mode du vieux temps. Et le champ de foire très sale, très labouré, présente l’aspect mélancolique des lendemains de fêtes. Le soleil lui-même se retire en mettant une étincelle suprême sur les ajoncs.


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