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L’IMPASSE RUSSE

est plus grave) en droit. L’expropriation implicitement contenue dans l’acte d’émancipation de 1861 n’a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d’une commune à un seigneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : la terre est à eux ! Au fond, depuis trente-neuf ans, ils n’en ont pas démordu ; il y a là une conviction qui se transformera, mais qui ne s’effacera pas. Une troisième caractéristique, c’est l’organisation de la commune, si robuste qu’elle a pu traverser intacte la longue période d’asservissement. « Il est peu d’États en Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie ; il n’en est peut-être pas un où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe, et d’autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Féodor et Boris Godounof à le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes pérégrinations, au service et au fisc.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune Russe menace de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répugnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que « la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la propriété par décret »[1], et cela, ils s’en rendent compte ; ce seul fait est pernicieux pour l’ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu très difficile à dissiper ; seigneurs et fonctionnaires s’y emploieraient en vain ; les paysans n’ont pas foi en eux. Le tsar lui-même échouerait ; Alexandre iii, s’adressant aux starostes (maires de village) réunis à Moscou à l’occasion de son couronnement, leur a dit loyalement que l’organisation de la propriété était définitive ; cette parole ne semble pas avoir fait sur eux la moindre impression. Serait-il prudent, d’ailleurs, de trop insister ? Le dogme de la toute puissance impériale est pour beaucoup dans la stabilité du pays, et ce dogme comporte, aux yeux de ses sujets, la qualité de propriétaire universel attribuée au souverain.

  1. Leroy Beaulieu : La Russie et l’empire des tsars.