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L’IMPASSE RUSSE

ni à l’État. La plupart des nobles Russes sont de sang étranger, Georgiens, Grecs, Valaques, Lithuaniens, Suédois, Allemands ou bien ce sont des anoblis du Tchine, le mandarinat fonctionariste de Pierre le Grand. À cette imperfection d’origine est venue s’ajouter l’action des coutumes testamentaires. La Russie est un pays de « partage égal ». Elle répugne au droit d’aînesse et l’usage des majorats, malgré les encouragements donnés en haut lieu, n’a pu s’implanter sérieusement ; les biens se divisent, le titre appartient également à tous les fils. Sur ces grandes plaines uniformes d’ailleurs, la féodalité n’eut jamais prise et le « château » n’est ordinairement qu’une habitation toute moderne reconstruite après maints incendies et pas toujours à la même place. La noblesse n’est pas plus capable de s’émanciper du joug de la royauté que d’imposer à la démocratie sa domination morale : elle continuera de refléter l’une et d’ignorer l’autre. La cour restera son centre d’attraction et les préséances, le but de ses désirs.

La bourgeoisie tient un rôle encore moindre. Si effacée comme pouvoir public qu’au premier abord on ne l’aperçoit pas et qu’on est tenté de nier son existence, elle se complait dans son effacement. Au temps de l’élection de Michel Romanoff, la vacance du trône n’avait éveillé chez les bourgeois d’alors, ni le désir ni le sens de la liberté. Tels ils étaient, tels ils sont encore. Cette incapacité qu’éprouve le Grand Russien des classes moyennes à s’intéresser aux choses de la politique a toujours charmé les slavophiles ; on ne sait trop pourquoi ils s’en montrent si fiers mais elle constitue, à coup sûr, une particularité du caractère national. La même indifférence et la même tendance à l’abstention ont marqué l’administration des villes par les corporations de marchands selon le système mis en vigueur par Catherine et supprimé en 1870 seulement ; sous le régime nouveau dans lequel la représentation est basée sur la propriété, l’enthousiasme n’est point né ; en 1893 le gouvernement a dû compléter d’office le conseil municipal de Saint-Pétersbourg que les électeurs ne parvenaient point à former. Le symptôme, du reste, le plus probant à cet égard c’est l’absence de discussions politiques. En d’autres pays, plus la politique est frappée d’interdit, plus elle a d’attraits. Si les actes du pouvoir échappent au contrôle des citoyens, ils n’échappent point à leur critique. Mais en Russie où pourtant les discussions particulières sont très libres, il semble que ce sujet n’offre point d’intérêt.