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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et, par une heureuse trahison, s’arrête précisément au-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. Mais, comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse, comme un grand lévrier blanc…


Vous m’en voudriez peut-être de continuer, messieurs… bien que la justice puisse et doive tout entendre et que sa dignité n’en puisse être alteinte, j’avoue que je trouverais téméraire de lire dans cette enceinte la scène qui suit… D’Albert aurait voulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu Hercule ; et cependant il est vaincu par la fatigue, et le sommeil lui touche les yeux du bout de l’aile au moment où l’aube commence, dit le poète, a jeter ses rayons blanchâtres à travers les rideaux… cependant que fait la Rosalinde ; elle ne dort pas : lassata, peut-être… satiata, sa curiosité ne l’est pas : elle se lève sans bruit, se rajuste à la hâte, se retire doucement et : « au lieu de retourner dans sa chambre… » — Si je vous disais qu’il était bien temps, quelqu’un me répondrait peut-être comme dans la pièce : « non, il n’était plus temps… » Donc :


Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. — ce qu’elle y dit, qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir : seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps — De plus elle me montra deux perles exactement semblables à celles de la Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant ; je laisse cette remarque à la sagacité du lecteur…


Quoi ! et après tout ce que je viens de vous lire, vous condamneriez Baudelaire ? Vous le condamneriez après tant d’autres citations que je pourrais faire et dont vous trouverez dans mon dossier une collection bien incomplète encore, mais fidèlement transcrite ? vous y trouverez du Rabelais, du Brantôme qui « a cogneu tant d’honnestes dames… » ; mais j’aurais pu puiser partout ! La Fontaine et ses contes, Molière, Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les confessions renfer ment des passages immondes, et Beaumarchais, « auquel de toutes les choses sérieuses le mariage a toujours paru la plus bouffonne. » Mais si j’osais, si la prosopopée pouvait ici trouver sa place, j’évoquerais et j’invoquerais Montesquieu : « Oh ! Montesquieu que dirait ta grande âme, si pour ton malheur rappelé à la vie, tu voyais poursuivre pour outrage à la morale publique Baudelaire et les Fleurs du Mal, toi qui a écrit le Temple de Guide et les Lettres persannes… » Que dirait Lamartine qui a fait La Chute d’un Ange, et Balzac avec sa Fille aux yeux d’or, et Georges Sand avec Lélia… ?

Je m’arrète, Messieurs, et je ne veux pas abuser plus longtemps de vos moments.

Je vous ai dit ce qu’était Baudelaire, et quelles avaient été ses intentions ; je vous ai montré sa méthode, et son procédé littéraire, je viens de vous faire voir longuement qu’il n’y a rien dans son œuvre qui soit aussi osé dans le fond et dans la forme, dans l’expression et dans la pensée, que tout ce que notre littérature imprime et réimprime tous les jours ; j’ai confiance que vous ne voudrez pas frapper