Page:Revue des grands procès contemporains, tome 3, année 1885.djvu/388

Cette page a été validée par deux contributeurs.
382
LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !


Je n’ai pas résisté au désir de vous citer ces beaux vers, mais vous, messieurs, dans la chambre du conseil, vous relirez toutes les pièces poursuivies et vous vous demanderez si c’est bien là ce qui constitue le délit d’outrage à la morale publique ; vous vous le demanderez, en comparant l’œuvre de Baudelaire et les quelques vers que peuvent contenir quelques pièces, en les comparant, dis-je, à ce que vous lisez tous les jours dans notre littérature moderne, et je parle ici des auteurs les plus illustres, les plus aimés, les plus populaires, à ceux que personne n’a jamais pensé à incriminer au point de vue de l’outrage à la morale publique ; et pourtant jamais Baudelaire n’est allé si loin qu’eux…

Vous trouverez dans mon dossier toute une série, et je vous assure qu’elle est nombreuse, de pièces détachées que j’ai recueillies dans notre littérature moderne, cela fait une assez jolie collection ; Vous me permettrez bien de vous en lire ici quelques pièces ; Voici par exemple les œuvres de ce poète charmant qui s’appelle Alfred de Musset. Est-ce qu’il n’a pas commis la ballade à la lune ?


Peut-être quand déchante
Quelque pauvre mari,
        Méchante,
De loin tu lui souris.

Dans sa douleur amère,
Quand au gendre béni
        La mère
Livre la clef du nid.

Le pied dans sa pantoufle
Voilà l’époux tout prêt
        Qui souffle
Le bougeoir indiscret.

Au pudique hyménée
La Vierge qui se croit
        Menée,
Grelotte en son lit froid.

Mais Monsieur tout en flamme.
Commence à rudoyer
        Madame
Qui commence à crier.

Ouf ! dit-il, je travaille,
Ma bonne, et ne fais rien
        Qui vaille ;
Tu ne te tiens pas bien…


Je vous le demande, messieurs, il y a-t-il, dans tous les vers de Baudelaire, quelque chose qui approche de ces simples mots, et de cette image :


Tu ne te tiens pas bien !…


Vous nous reprochez la pièce qui s’appelle les Bijoux ; pourquoi, je vous prie ? Est-ce donc parce que :


La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores ?…


Sur cette nudité qui vous choque et que vous voulez élever à la hauteur d’un outrage à la morale publique… — comme si l’on pouvait supprimer le nu dans l’art et l’interdire à la poésie plus qu’à la peinture ou à la statuaire — c’est encore avec Musset que je vais vous répondre :


Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d’ours, — mais d’un ours bien léché,
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose ;
Hassan avait d’ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.