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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Certes, je ne demande de poursuites contre personne, et l’on ne peut supposer que ce soit là ma pensée ; l’interpréter ainsi ce serait la dénaturer ; ce que je veux dire c’est qu’il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, la morale publique est une, et quand elle n’est pas outragée par tant d’œuvres qui remplissent nos bibliothèques, qui s’impriment et se réimpriment sans cesse et sous vos yeux, par tant d’autres qui naissent chaque jour, soit en vers, soit en prose, comment la morale publique serait-elle outragée par les quelques morceaux que le ministère public vous demande de condamner dans l’œuvre de Baudelaire ?

Ces pièces, vous les connaissez, et je ne puis les relire ici ; laissez-moi dire en passant que, dans le nombre, il y en a d’admirables, entre autres, Lesbos et Les Femmes damnées qu’au point de vue poétique il est impossible de ne pas louer sans réserve


Mère des jeux latins et des voluptés grecques
Lesbos, où les baisers languissants et joyeux
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
— Mère des jeux latins et des voluptés grecques…


Quant aux Femmes damnées… que M. le substitut a appelées les deux tribades !  !  ! ce qui est vif comme langage… et certes nous n’aurions jamais osé nous permettre de pareils mots devant le tribunal, quant aux Femmes damnées, car je demande la permission de préférer l’expression de mon client à celle du ministère public —, écoutez ces strophes :


À la pâle clarté des lampes languissantes
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait d’un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain
Ainsi qu’un voyageur qui détourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Les bras vaincus, jetés comme de vaines armes,

Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
 

Puis fidèle au rôle qu’il s’est tracé, le poète, après avoir montré le vice, le flagelle en des vers vengeurs, et quels vers ! Écoutez, messieurs :

 
Descendez, descendez, lamentables victimes,

Descendez le chemin de l’enfer éternel,
Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage ;
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,

Et votre châtiment naitra de vos plaisirs.