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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.
 
Montez done vers le ciel, montez, encens qu’il aime.

Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
                Plaisirs, concerts divins !
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
                Du palais des destins !

Terre, élève ta voix : cieux, répondez ; abimes,
Voir séjour où la mort entasse ses victimes,
                Ne formez qu’un soupir !
Qu’une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature

                Une vois pour gémir !
 
Hé quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,

Nont-ils pas fait fumer d’assez de sacrifices
                Tes lugubres autels ?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naitre un seul jour qui n’éclaire
                L’angoisse des mortels.

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
                Endorme le malheur :
Jusqu’à ce que la mort, ouvrant son aile immense
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
                L’éternelle douleur !


Que cela est beau, Messieurs, et quels admirables vers ! Je ne crois pas que la poésie puisse s’élever plus haut et planer avec plus de puissance en un vol plus majestueux ; mais demandez donc à la morale religieuse ce qu’elle pense de ce cri de révolte ? Ce n’est pas Désespoir qu’il fallait nommer cette pièce ; c’est Imprecation, c’est Blasphème, c’est Malédiction… qui donc a jamais pensé cependant à juger du poète et de ses sentiments religieux sur les vers que je viens de lire ; qui donc a songé à l’accuser, qui donc aurait osé poursuivre Lamartine pour outrage à la morale religieuse… ?

Messieurs, je n’insisterai pas davantage sur ce point ; aussi bien le ministère public lui-même, sans abandonner l’accusation en ce qui touche la morale religieuse, ne paraît pas la réclamer avec insistance ; mais il n’en est pas de même quand il s’agit de la morale publique ; il lui faut une condamnation, il veut bien qu’on la prononce légère, il vous convie à l’indulgence, mais il tient absolument à ce que nous soyons condamnés, parce qu’il faut, dit-il, un avertissement.

Eh bien, je vous demarde s’il est juste, parce qu’un avertissement paraît nécessaire au ministère public, que cet avertissement tombe sur la tête de Baudelaire ? vous êtes seul juge, dites-vous, de l’opportunité de la poursuite : Il y aurait bien des choses à répondre à une pareille théorie, et l’opportunité en matière de poursuites correctionnelles me paraît tout au moins une thèse peu juridique ; mais en tous cas, et si vous êtes vous, ministère public, juge de l’opportunité, encore une fois, pourquoi choisissez-vous Baudelaire ; pourquoi sont-ce les Fleurs du mal que vous voulez frapper, alors qu’assurément et le poète et ses filles n’ont mérité.


Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.