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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Comprenez-vous maintenant, messieurs, le danger de juger une œuvre entière, une œuvre d’ensemble, sur quelques pièces isolées, sur quelques vers détachés, sur quelques expressions prises çà et là et habilement rapprochées ; quel est le poète et quelle est l’œuvre qui pourraient résister à un examen fait de cette sorte ? pour moi, je n’en connais pas, et vous me permettrez d’en prendre un exemple illustre : je ne pense pas que les Harmonies poétiques aient jamais été suspectes ; je ne pense pas qu’on les ait jamais accusées de contenir un outrage à la morale religieuse… Et cependant, écoutez :


Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
                Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
                Rentra dans son repos.

Va, dit-il, je te livre à la propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère,
                Tu n’es rien devant moi :
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide,
Qu’a jamais loin de moi le destin sois ton guide,
                Et le malheur ton roi.

Il dit : comme un vautour qui plonge sur sa proie
Le malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
                Un long gémissement ;
Et, pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
                L’éternel aliment.

Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
                Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit, et la voix de la nature entière
                Ne fut qu’un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre ; invoquez dans vos peines
                Ce grand consulateur.
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente,
Vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente

                Votre persécuteur.
 
 
Créateur tout-puissant, principe de tout être !

Toi pour qui le possible existe avant de naitre !
                Roi de l’immensité,
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour les enfants le bonheur et la vie
                Dans ton élernité !

Sans t’épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
                Un bonheur absolu.
L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte :
Ah ! ma raison frémit ; tu le pouvais sans doute,
                Tu ne l’as pas voulu.