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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Ainsi, et lorsqu’il s’agit de l’outrage à la morale religieuse, on vous signale trois pièces : le Reniement de saint Pierre ; — Abel et Caïn ; — le Vin de l’assassin. — Et après qu’on a relevé dans chacune de ces pièces les passages les plus saillants, on se croit autorisé à dire devant vous qu’il n’est pas permis de prendre parti pour le reniement de saint Pierre contre Jésus, pour Caïn contre Abel, pour Satan contre les Saints ; et l’on serait tenté de croire, sur la parole du ministère public, que les sentiments du poète et l’esprit qui l’anime se traduisent par ces mots qu’on vous a cités.


Je m’en moque comme de Dieu,
Du diable ou de la Sainte Table


Mais ouvrez le livre ; vous verrez que ces trois pièces poursuivies, aussi bien que celles qui suivent, se trouvent placées sous une rubrique spéciale : Révolte. Vous verrez que le poète a pris soin de déclarer lui-même que les sentiments qu’il exprime ne sont pas les siens, et que les plaintes, les malédictions, les blasphèmes même que contiennent ses vers, il les répudie et les condamne ; on ne doit les considérer, dit-il dans les quelques lignes d’avertissement qui précèdent ces pièces, que comme un pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur ; fidèle à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes les corruptions…

Non, ce ne sont pas là les sentiments de Baudelaire ; et certes, je ne puis mieux le prouver qu’en vous lisant l’hymne entraînant dans lequel, parlant cette fois son propre langage, ouvrant son âme à ses propres pensées, il s’abandonne en un cantique d’amour et de bénédiction :


Vers le ciel où son œil voit un trône splendide
Le poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés ;
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des Saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair.

Car il ne sera fait que de pure lumière
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
El dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !