Page:Revue des grands procès contemporains, tome 3, année 1885.djvu/383

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
377
LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

dans cette œuvre impétueuse et puissante, la morale religieuse et la morale publique sont outragées, comme le prétend le ministère public ; outragées, vous entendez, Messieurs, et vous savez toute la portée de ce mot ; la loi, comme on l’a dit, n’est pas une loi d’intolérance ; elle n’a pas eu pour objet d’armer contre tous les auteurs tous les mécontentements possible d’un rigoureux casuiste, toutes les susceptibilités d’un esprit trop facile à effaroucher ; on n’a pas voulu frapper par des dispositions pénales tout ce qui pourrait faire murmurer une prude ou colorer les joues d’une Agnès.


Et d’abord j’en préviens les mères de famille
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines


a dit l’auteur d’Albertus.

Le mot outrage a été substitué dans la loi au mot atteinte que portait le projet ; on a compris que le mot atteinte avait un sens trop étendu ; il ne suffit donc pas, pour justifier la poursuite, que vous rencontriez dans une æuvre incriminée des passages que réprouve la rigueur d’une sévérité ombrageuse et d’une pruderie trop facilement inquiétée ; ce qu’il faut, pour condamner, c’est le cynisme grossier, c’est une brutalité calculée et volontairement dangereuse ; en un mot, et pour rentrer dans la définition légale, il faudra que la licence ait été violemment exagérée et qu’elle ait pris le caractère d’un outrage.

Un autre point qu’il importe de ne pas oublier et sur lequel j’appelle votre attention, c’est que l’œuvre de Baudelaire n’est pas une réunion de pièces isolées, indépendantes les unes des autres, sans lien et sans suite et sans ordre entre elles ; à cet égard, permettez-moi de recourir encore à l’autorité lilléraire de M. Barbey d’Aurevilly.


Nous ne pouvons, dit-il, nous ne voulons rien citer du recueil de poésies en question, et voici pourquoi : une pièce n’aurait que sa valeur individuelle, et, il ne faut pas s’y méprendre, dans le livre de M. Baudelaire, chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou de la fortune de la pensée, une valeur très importante d’ensemble et de situation, qu’il ne faut pas lui faire perdre, en la détachant… Les Fleurs du mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques dispersés par l’inspiraration, et ramassés dans un recueil sans autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l’art et de la sensation esthétique, elles perdraient beaucoup à n’être pas lues dans l’ordre où le poète, qui sait bien ce qu’il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l’effet moral que nous avons signalé au commencement de cet article…


Eh bien, qu’a fait le ministère public ? de cet ensemble dans lequel tout se tient, il a détaché quelques morceaux, puis, dans chacun de ces morceaux, il a pris quelques lignes, quelques phrases, ou même quelques lambeaux de phrases, il les a rapprochés, réunis, groupés dans une habile et dangereuse énumération ; de façon que vous n’apercevez que ce qui est mauvais, et cela avec une continuité qui vous frappe, qui vous saisit, qui vous révolte ; vous n’avez que le poison sans le remède, vous n’avez que des extraits acres, violents, concentrés, isolés de tout ce qui devait les atténuer et les adoucir… Est-ce juste, messieurs ? est-ce là un procédé acceptable, ou tout au moins qui soit de nature à vous donner le point de vue véritable et exact auquel l’œuvre de l’écrivain doit être considéré.