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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

d’œuvre inutile puisque nous sommes tous aujourd’hui de l’avis de Molière… ?

Mais alors, pourquoi poursuivez-vous Baudelaire ?… c’est le même procédé qu’il emploie ; il vous montre le vice, mais il vous le montre odieux ; il vous le peint sous des couleurs repoussantes, parce qu’il le déteste et veut le rendre détestable, parce qu’il le hait et veut le rendre haïssable, parce qu’il le méprise et veut que vous le méprisiez.

Et puisque nous examinons ici la question du procédé littéraire, voulez-vous me permettre de vous citer quelques lignes de Balzac, écrites par lui dans une lettre, et d’autant plus intéressantes que cette lettre n’a pas été imprimée dans ses œuvres :


Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de n’être qu’un amuseur de gens ; mais la critique a-t-elle des procédés nouveaux à indiquer aux écrivains qu’elle accuse d’immoralité ? Or, le procédé ancien a toujours consisté à montrer la plaie. Lovelace est la plaie dans l’œuvre colossale de Richardson. Voyez Dante : le Paradis est, comme poésie, comme art, comme suavité, comme exécution bien supérieur à l’Enfer. Le Paradis ne se lit guères, c’est l’Enfer qui a saisi les imaginations à toutes les époques. Quelle leçon ! N’est-ce pas terrible ?… Que répondra le critique ? Enfin le doux et saint Fénelon n’a-t-il pas été contraint d’inventer les épisodes dangereux de Télémaque ? Otez-les ; Fénelon devient Berquin, plus le style ; qui relit Berquin ? Il faut la candeur de nos douze ans pour le supporter.

Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnés. Or, la passion, c’est l’excés, c’est le mal. L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute puvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon. À mon sens une œuvre profondément immorale est celle où l’on attaquerait les bases de la Société par parti pris, où l’on justifierait le mal, où l’on saperait la propriété, la religion, la justice

.

Supposez un homme de génie accomplissant le tour de force impossible d’un drame rempli d’honnêtes gens. Cette pièce n’aurait pas deux représentations…


Tout cela est vrai, messieurs : non, l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation ; les poètes satiriques, les dramaturges, les historiens n’ont jamais été accusés de tresser des couronnes pour les forfaits qu’ils racontent, qu’ils produisent sur la scène ; Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse ; au contraire, en les nommant, il les a flétries. Il n’a rien dit en faveur des vices qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers ; on ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables ; ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit dans l’Enfer ; et, pour m’appuyer ici sur l’autorité d’un critique éminent qui est un de nos grands écrivains, j’ajouterai avec M. Barbey d’Aurevilly :


Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte sur sa tête hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac, qui déferlait sous les ponts humides et noirs du moyen àge, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu !


Et sur les intentions du poète, et sur le procédé littéraire, voilà ce que j’avais à dire.


Il me reste à rechercher maintenant s’il a dépassé les limites permises, et si,