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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL.

Serait-ce donc pour la méthode employée, pour le procédé auquel il a recours, pour ce que j’appellerai sa manière ? peindre le vice, mais le peindre sous des couleurs violentes, — je dirai, si vous le voulez, sous des couleurs exagérées, — pour mieux faire ressortir ce qu’il renferme d’odieux et de repoussant, voilà le procédé.

Certes, il est vieux comme le monde, et sans doute Baudelaire n’a pas le mérite de l’invention ; il est de tous les temps et de toutes les littératures ; tous les grands écrivains, tous les poètes, tous les prosateurs, tous les moralistes l’ont employé, tous les orateurs profanes et tous les orateurs sacrés s’en sont servis ; ce procédé, ce n’est pas autre chose que l’ilote ivre montré en spectacle à la jeunesse spartiate pour lui inspirer l’horreur de l’ivresse.

Au théâtre, que voyons-nous autre chose ? Est-ce que vous connaissez une seule pièce dans laquelle on ne vous montre pas l’homme malhonnête qu’on vous peint sous les couleurs les plus noires, dont on vous inspire la haine, le traître en un mot que la Providence ne manque pas de frapper à la fin ; il est vrai que pour mieux faire ressortir son indignité et augmenter l’aversion du spectateur, on ne manque guères de lui opposer l’honnête homme, l’homme vertueux qui triomphe ; c’est ce qu’on appelle le vice puni et la vertu récompensée : Qu’est donc ce procédé, mes sieurs, si ce n’est pas celui de Baudelaire ; et s’il est ainsi employé constamment et partout et par tous, c’est qu’on n’a pas encore trouvé un meilleurmoyen de corriger les hommes…

Un écrivain qui s’y connaissait bien un peu, sans doute, et dont l’autorité vaut bien quelque chose, — Molière, n’a-t-il pas écrit dans sa Préface du Tartufe :


Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts.


J’ai parlé de Molière et du Tartufe : Ai-je besoin de rappeler ici le sort qui attendait ce chef-d’æuvre à son apparition, la cabale des faux dévots, la lulle terrible qu’il fallut subir pour arriver à la représentation et la volonté même, la volonté la plus expresse du Grand Roi nécessaire pour que la pièce put être donnée ; « Monsieur le premier Président ne veut pas qu’on le joue », avait dit l’immortel auteur…

Aujourd’hui, nous ne comprenons plus ces obstacles, nous nous étonnons de cette résistance ; nous savons bien


Qu’il est de faux dévots ainsi que de faux braves


et que, sous peine de prendre la fausse monnaie à l’égal de la bonne, il faut distinguer entre l’hypocrisie et la dévotion ; nous applaudissons tous aux traits sanglants dont le caractère odieux d’un Tartufe est flagellé en d’admirables vers…

Et c’est Molière encore qui ajoute dans sa préface :


Peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits, que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ; qu’elles reçoivent quelque autorité de la bouche d’un scélérat ? il n’y a nulle apparence à cela, et l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner toutes les comédies…


Tout cela, messieurs, est-ce un lieu commun ? Est-ce de ma part quelque hors-