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LE PROCES DES FLEURS DU MAL

Dans ces pièces multiples où l’auteur s’évertue à forcer chaque situation comme s’il tenait la gageure de donner des sens à ceux qui ne sentent plus, messieurs, vous qui êtes juges, vous n’avez qu’à choisir. Le choix est facile, car l’offense est à peu près partout.

On me fait une seconde objection, en signalant dans le passé des livres tout aussi offensants pour la morale publique, et qui n’ont pas été poursuivis. Je réponds, qu’en droit, de semblables précédents ne lient pas le ministère public, qu’en fait, il y a des questions d’opportunité qui expliquent souvent l’abstention et qui la justifient. Ainsi, on ne poursuivra pas un livre immoral qui n’aura aucune chance d’être lu ou d’être compris : le déférer à la justice, ce serait l’indiquer au public, et lui assurer peut-être un succès d’un jour qu’il n’aurait point eu sans cela.

Mais cette réserve du ministère public ne pourra être, le lendemain, retournée contre lui. Autrement, son action ne serait plus libre. Si l’immoralité des productions s’accentue, il faut qu’il puisse toujours punir le vice, sans qu’on ait à lui reprocher de n’avoir pas antérieurement poursuivi. Sans cela le résultat final serait l’impunité absolue, à quelque degré qu’on fût descendu.

Messieurs, j’ai répondu aux objections, et je vous dis : Réagissez, par un jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé, et comme si cette morale n’existait pas.

Le paganisme avait des hontes que nous retrouvons traduites dans les ruines des villes détruites, Pompéi et Herculanum. Mais au temple, sur la place publique, ses statues ont une nudité chaste. Ses artistes ont le culte de la beauté plastique ; ils rendent les formes harmonieuses du corps humain, et ne nous montrent pas avili ou palpitant sous l’étreinte de la débauche. Ils avaient le respect de la vie sociale.

Dans notre société imprégnée de christianisme, ayons au moins ce même respect.

J’ajoute que le livre n’est pas une feuille légère qui se perd et s’oublie comme le journal. Quand le livre apparaît, c’est pour rester ; il demeure dans nos bibliothèques, à nos foyers, comme une sorte de tableau. S’il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent encore rien de la vie, s’il excite les curiosités mauvaises et s’il est aussi le piment des sens blasés, il devient un danger toujours permanent, bien autrement que cette feuille quotidienne qu’on parcourt le matin, qu’on oublie le soir, et qu’on collectionne rarement.

Je sais bien qu’on ne sollicitera l’acquittement qu’en vous disant de blâmer le livre dans quelques considérants bien sentis. Vous n’aurez pas, messieurs, ces imprévoyantes condescendances. Vous n’oublierez pas que le public ne voit que le résultat final. S’il y a acquittement, le public croit le livre absolument amnistié ; il oublie vite les attendus, et s’il se les rappelait, il les réputerait démentis par le dernier mot de la sentence. Le juge n’aurait mis personne en garde contre l’œuvre, et il encourrait un reproche qu’il était loin de prévoir, et qu’il ne croyait pas mériter, celui de s’être contredit.

Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire.