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LE PROCÈS DES FLEURS DU MAL


L’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux demandoit, voici quelque temps déjà, des détails sur le procès des Fleurs du Mal et n’obtenait que des renseignements incomplets. J’ai la bonne fortune de pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs toutes les pièces du débat, non reproduites jusqu’ici, restées introuvables, et désirées cependant, comme en témoigne la note du « Chercheur », par le groupe, chaque jour accru, des admirateurs de Baudelaire.

Le 20 août 1857, Charles Baudelaire était traduit devant la sixième chambre correctionnelle présidée par M. Dupaty, sous la double prévention d’offense à la morale publique et d’offense à la morale religieuse. MM. de Broise et Poulet-Malassis, imprimeurs-éditeurs des Fleurs du Mal[1] étaient prévenus du même délit.

Baudelaire avait alors 36 ans.

Il avait publié quatre volumes, le Salon de 1845, celui de 1846, la traduction des Histoires extraordinaires de Poe, et celle des Nouvelles histoires. Ses poésies et ses articles paraissaient dans tous les recueils littéraires et venaient de pénétrer dans le sanctuaire de la Revue des Deux-Mondes. Inconnu du public et devant le rester, il possédait la gloire d’être estimé par ses pairs à sa haute et juste valeur. Les Fleurs du Mal furent accueillies par la critique comme un volume de maître et avec un respect que marque le mieux cette phrase d’Ed. Thierry, le feuilletonniste du Moniteur universel : « Je cherchais à louer Baudelaire ; comment le louerais-je mieux ? Je laisse son livre et son talent sous l’austère caution du Dante. »

Aussi le procès qui fut intenté au poète, la condamnation surtout dont il fut frappé, provoquèrent chez lui un sentiment de profonde stupéfaction. Celui à qui Gustave Flaubert écrivait : « Vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée », se voyait assimilé aux auteurs du genre qu’il haïssait le plus, le badinage grivois. Celui dont les vers ont l’austérité de l’airain, la gravité de l’orgue et le calme imposant des cariatides, ne put comprendre comment son œuvre était qualifiée d’obscène et de légère. Baudelaire n’en revenait pas et crut toute sa vie à un malentendu. En sortant de l’audience, son ami Asselineau lui dit :

— Vous vous attendiez à être acquitté ?

— Acquitté, répondit-il, j’attendais que l’on me fit réparation d’honneur.

Cependant il ne fit appel de sa condamnation ni devant la justice, ni devant le public. Asselineau raconte qu’à la troisième édition des Fleurs du Mal le poète voulut écrire une préface de justification pour son livre. Il se borna à en composer une esquisse qui ne fut jamais publiée et dont voici la péroraison :

« Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache, me prédisait, dès le commencement, un des mes amis. En effet, toutes mes mésaventures lui ont jusqu’à présent donné raison. Mais j’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diabolique passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. »

Baudelaire eut raison de ne pas publier d’apologie, même à ce point hautaine. Son

  1. J’ai sous les yeux le volume poursuivi. C’est un volume in-8 : de 252 pages, imprimé à Alençon et publié à Paris par Poulet-Malassis et de Broise libraires-éditeurs, 4, rue de Buci (1857) ; le titre est en rouge. L’exemplaire porte, au crayon, la dédicace suivante : À Raymond Brucker, témoignage d’amitié, Charles Baudelaire.