Page:Revue des deux mondes - 1937 - tome 41.djvu/138

Cette page n’a pas encore été corrigée

dire. Toujours, et jusqu’aux derniers temps, il a conservé cette humeur plaisante, sous laquelle veillait, on le sentait, l’idée suivie et persévérante, la sérieuse pensée du négoce. C’était l’âge d’or, l’âge d’innocence ; tout le monde était d’accord. On entrait, on sortait ; parfois la foule était si grande qu’elle refluait jusqu’à l’escalier, s’y étageant de marche en marche jusqu’au palier de l’étage.

J’ai déjà nommé la plupart de ceux, qu’on voyait là, Leconte de Lisle, Coppée, Heredia, etc. Le dénombrement complet est impossible, il n’en finirait pas.

Quelques-uns devaient y venir que je ne rencontrai jamais, tel le discret et studieux poète Sully-Prudhomme. D’autres n’apparaissaient que par intervalles, après des semaines, des mois d’éclipse : Alphonse Daudet, qui n’était encore en poésie que l’auteur des Prunes et autres bluettes. mais qui allait donner les Lettres de mon moulin et la série de ses grands romans, Jack, Numa Roumestan, les Rois en exil, Sapho, etc. ; Jean Aicard, dont le tempérament méridional, la fougue et l’humeur envahissante gênaient un peu la circonspecte assistance ; Émile Bergerat, plein d’ardeurs romantiques mêlées de gamineries parisiennes ; André Theuriet qui ne venait qu’en passant, de son lointain bureau d’enregistrement, — plus tard, retraité, de sa mairie de Sceaux, — se glissant, muet, entre les groupes ou n’échangeant qu’un mot, pressé de retourner à ses bons vers honnêtes, à ses sages romans tout embaumés de senteurs forestières, égayés de la flore sylvestre ; Cazalis (Jean Lahor), Paul Verlaine, Ernest d’Hervilly, barbu et chevelu comme un ermite ; Laurent Tailhade ; Albert Glatigny et Paul Arène, etc.

Il me souvient comme d’une ombre falote de ce pauvre Glatigny qui traînait là les derniers jours d’une vie encore jeune et passablement mouvementée. Il était né dans un bourg de Normandie et était fils d’un gendarme. Une troupe de comédiens ambulants traversant le pays, il était parti avec eux et avait vécu dès lors le Roman comique avec ses heurts et malheurs qui inspirèrent les meilleures pièces de Gilles et Pasquins. Il eut des moments cruels, entre autres quand, en Corse, seul et dépenaillé, cheminant à pied à travers le maquis comme il convenait à un poète hanté de rêves de vendetta