ne purent s’empêcher de remarquer que la fin de la pièce, par la forme et le fond, rappelait trop peut-être une poésie bien connue de Hugo.
— Je le sais, je m’en suis aperçu, dit-il vivement, cette fin n’est que provisoire ; je changerai ça avant la publication.
Et j’admirai sincèrement ce courage et cette souplesse de talent, que je n’aurais pas eus, de revenir sur l’œuvre refroidie, d’y couler et adapter une nouvelle formule, d’autres images et idées. Quelques mois après les vers parurent en volume ; je voulus m’offrir le plaisir de voir comment il s’en était tiré. Mais, ô surprise ! tels il nous les avait dits, tels je les retrouvais imprimés, et mon admiration pour le poète dut baisser un peu.
Il y avait, à la fin de la soirée, quand les départs avaient rétréci le cercle, une détente où la causerie allait à l’abandon dans une plus grande intimité. C’est alors que, sur nos questions, Leconte de Lisle consentait à raconter quelques souvenirs d’enfance et de jeunesse.
De ses jeunes années dans l’île, il gardait un enchantement, avec les jeux, les courses, les maraudes qui les embellissaient. Cet homme si sobre, que nous avons vu souvent à table expédiant sans y donner d’attention ce qu’il y avait dans son assiette comme dans la hâte d’en finir, se délectait à parler (et en quels termes d’une gourmandise raffinée !) des fruits de son pays mangés sur place, les mangues mûres, le lait de coco, etc.
Mais ce sont les cinq ou six longues traversées à la voile, de l’île africaine en France et de France à Bourbon, qui restaient le plus profondément gravées en lui. Quelques-unes de ces impressions ont passé dans ses vers, celle des chiens hurleurs[1], par exemple, qui, de la côte, durant de longues nuits, accompagnaient de leurs abois le passage du bateau ; puis les requins, — « les horribles bêtes ! » s’écriait-il, — suivant des semaines le sillage, émergeant parfois à demi et levant vers l’équipage leurs gros yeux aveugles dans l’espoir de quelque aubaine. Ils n’étaient pas difficiles à prendre : un torchon quelconque frotté d’huile ou de vieille graisse, dissimulant un crochet sur lequel l’animal se jetait goulûment et
- ↑ [Note RDM]. La pièce intitulée les Hurleurs ; elle parut dans la Revue [des deux mondes] du 15 février 1855.