aucun confrère, accordant son suffrage à tous les talents de quelque genre ou école qu’ils fussent, et, au regard du sien propre, incapable de faire un pas pour une louange, un article, inaccessible d’un autre côté aux critiques, planant au-dessus. La discussion avec lui était affable, animée et vive, sans qu’il s’emportât jamais sur aucun sujet ni contre personne. Une seule fois, nous le vîmes fâché, irrité, et c’est à une conférence de son vieil ami Catulle Mendès sur la poésie contemporaine, où celui-ci lui marchandait un peu l’éloge, l’appelant un demi-génie, un génie incomplet.
— Eh bien ! lui dis-je à la sortie, vous devez être content ? On vous donne du génie !
— Content ! Content ! répéta-t-il, arpentant d’un pas nerveux la cour de la salle des Capucines. Vous allez voir ! Je vais lui parler !
Je ne vis rien, car je le quittai.
C’était après la guerre de 70, et nous nous voyions moins. Le mariage avait rompu mes relations de garçon avec le Boulevard, et nous ne nous rencontrions que de loin en loin.
Leconte de Lisle
Leconte de Lisle était alors, avec un talent parfaitement ignoré de la foule, la grande figure autour de laquelle commençait à se grouper toute la jeunesse de la poésie et des lettres.
Il me souvient qu’à cette date, j’entendis dans un groupe d’amis quelqu’un qui disait : « Barracand nous parle toujours de Leconte de Lisle. Ce de Lisle n’est pas le vrai, le grand, le seul qui compte ; celui-là est conservateur de la Bibliothèque nationale… » Je rends à M. Léopold Delisle, l’éminent bibliographe et paléographe, le zélé collectionneur de manuscrits, auteur de tant d’utiles catalogues et précieux répertoires, le tribut d’admiration qui lui est dû. Mais, sans lui faire tort, il est bien permis de dire que Leconte de Lisle lui peut disputer la notoriété.
Mes relations avec Leconte de Lisle remontent aux premiers temps du Parnasse, c’est-à-dire à l’année 1867 environ, où un certain nombre de jeunes, aux tendances fort diverses et ne formant guère à proprement parler une école,