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d’étrennes qui fut la Roche aux mouettes). Mais ça ne va pas, je me suis rouillé. Ah ! mon ami, la vieillesse…

— Elle est belle, du moins, lui dis-je. Et vous êtes loin, cher maître, d’avoir atteint les dernières limites de l’âge (il n’avait guère plus de soixante ans) ; vous avez les honneurs, la gloire, l’universelle admiration… Oui, certes, on la peut dire belle !

— Une belle vieillesse, me dit-il, c’est comme une bonne fluxion de poitrine, un bon rhumatisme.

=== Villiers de L’Isle-Adam === Il m’arrivait de me rendre le soir sur les Boulevards, au café de Madrid, où, vers dix ou onze heures, j’étais sûr de rencontrer Villiers de L’Isle-Adam et, fidus Achates, son ami, Jean Marras[1].

Villiers de l’Isle-Adam ! Ce grand et vieux nom m’imposait. L’homme toutefois ne répondait pas très exactement, au premier abord, à l’idée que je m’en faisais. Il était de petite taille, une figure plutôt ronde que battaient de longues mèches incessamment relevées d’une main fébrile, un petit nez rond sur une mince moustache toujours mordillée et tracassée du bout des doigts, des yeux bleus tantôt fixes d’une pensée absorbée et distraite, tantôt d’une mobilité égarée, et le teint brouillé et tacheté. Rarement tranquille et posé, il parlait par saccades, avec de sourds ricanements intérieurs où il y avait des mystères de profondeur ironique et d’arrière-pensée railleuse. Il semblait, dans tout ce qu’il disait, que sa principale préoccupation fût d’étonner et de s’étonner lui-même aux sursauts subits d’imaginations qui lui venaient. Ce qui m’étonnait surtout, c’est toute cette peine qu’il se donnait pour un bien petit résultat.

Tout cela ne le diminuait pas, rien ne pouvait le diminuer à mes yeux ; il me semblait, par son talent et le prestige de la plus illustre filiation, promis aux plus hautes destinées. Tout jeune, guère moins jeune que moi, il jouissait déjà d’un certain renom dans le monde des lettres, commençait à prendre rang parmi les « figures du Boulevard ». Il avait, dès ce temps,

  1. [Note RDM]. Jean Marras était lié avec Leconte de Lisle. Voir la Revue [des deux mondes] du 15 novembre 1933 : Leconte de Lisle et Jean Marras, par Louis Barthou.