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V.

Trois ans s’étaient écoulés depuis la mort de la vertueuse Zélie. Alfred dans les premiers temps fut très tourmenté ; le jour, il croyait voir à toute heure une main vengeresse s’abaisser sur son front, il tremblait la nuit, car elle lui apportait des songes affreux et terribles ; mais bientôt chassant de son âme, et le souvenir pénible de la martyre, et la terrible menace de Georges, il se maria, devint père… Oh ! qu’il fut heureux, quand on vint lui dire que ses vœux étaient exaucés, lui qui chaque soir baisait humblement le pavé du temple, en priant la Sainte Vierge de douleur de lui accorder un fils.

Georges eut aussi sa part de bonheur de la venue au monde de cet enfant ; car s’il avait espéré trois ans sans vouloir frapper le bourreau de sa femme ; s’il avait passé tant de nuits sans sommeil, la fureur dans le cœur, et la main sur son poignard, c’est qu’il attendait qu’Alfred eût, comme lui, une femme et un fils ; c’est qu’il ne voulait le tuer qu’au moment où des liens chers et précieux le retiendraient en ce monde… Georges avait toujours entretenu des relations intimes avec un des esclaves d’Alfred, il l’allait même voir toutes les semaines ; or cet esclave n’eut rien de plus pressé que de lui annoncer l’existence du nouveau-né… Aussitôt il vole vers la demeure de son ennemi, rencontre sur son chemin une négresse qui portait une tasse de bouillon à madame Alfred ; il l’arrête, lui dit quelques paroles insignifiantes, et s’éloigne… Après bien des difficultés, il parvient à se glisser comme une couleuvre dans la chambre à coucher d’Alfred… là, caché derrière la ruelle du lit, il attendit son maître… Alfred rentra un instant après en chantant ; il ouvrit son secrétaire, y prit un superbe écrin en diamant qu’il avait promis à sa femme, si celle-ci lui donnait un fils ; mais pénétré de joie et de bonheur, il s’assit la tête entre les deux mains, comme un homme qui ne peut croire à un bonheur inattendu ; mais quand il releva la tête, il vit devant lui une espèce d’ombre immobile, les bras croisés sur la poitrine, et deux yeux ardents qui avaient toute la férocité du tigre qui s’apprête à déchirer sa proie. Alfred fit un mouvement pour se lever, mais une main puissante le retint sur la chaise.