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— Ah ! elle mourra… elle mourra, hurla le mulâtre en délire.

— Georges, lâchez-moi !

— Tais-toi… tais-toi, misérable… ah ! elle mourra… eh bien, que le bourreau touche aux jours de ma femme… continua-t-il avec un sourire affreux.

Alfred était si troublé, qu’il ne vit point sortir Georges. Celui-ci se rendit aussitôt à sa cabane, où, dans un léger berceau en liane dormait un jeune enfant de deux ans, il le prit et disparut. Pour bien comprendre ce qui va suivre, sachez que de l’habitation d’Alfred on n’avait qu’une petite rivière à traverser pour se trouver au milieu de ces forêts épaisses, qui semblent étreindre le nouveau-monde.

Depuis six bonnes heures Georges marchait sans relâche ; enfin il s’arrêta à quelques pas d’une cabane, bâtie au plus épais de la forêt ; vous comprendrez cette espèce de joie qui brille dans ses yeux quand vous saurez que cette cabane toute petite, tout isolée, qu’elle est, est le camp des nègres marrons, c’est-à-dire des esclaves qui fuient la tyrannie de leurs maîtres. En ce moment toute la cabane était en rumeur, on venait d’entendre la forêt tressaillir, et le chef avait juré que ce bruit n’était causé par aucun animal, or il arma son fusil et sortit… Tout à coup les broussailles se courbent devant lui, et il se trouve face à face avec un étranger.

— Par ma liberté, s’écria-t-il, en ajustant l’inconnu, tu connaissais trop bien notre niche.

— Afrique et liberté, répondit Georges sans s’émouvoir, mais en repoussant de côté le canon du fusil… je suis des vôtres.

— Ton nom.

— Georges, esclave d’Alfred.

Ils se tendirent la main, et s’embrassèrent.

Le lendemain la foule se pressait autour d’une potence, à laquelle était suspendu le corps d’une jeune mulâtresse… Lorsqu’elle fut bien morte, le bourreau descendit son cadavre dans un cercueil en sapin et dix minutes après on jeta corps et cercueil dans une fosse creusée à l’entrée de la forêt.

Ainsi cette femme pour avoir été trop vertueuse est morte du supplice des infâmes ; croyez-vous que ce seul fait ne suffit pas à rendre l’homme le plus doux, méchant et sanguinaire ?